Anatomy of a murder, Otto Preminger, 1959.

Pitch et plot (sans oublier les poutchs).
J'ai toujours un doute quand on m'annonce, pas un grand film, pas un chef d'oeuvre, pas le meilleur film iranien ou musulman-bosniaque, mais LE meilleur film d'un genre. C'est pas sérieux. Un genre n'est jamais couvert par un film, si bon soit-il. La mort au trousse n'est pas ''le'' meilleur film à suspense qui existe ; Blade Runner n'est pas ''le'' meilleur film de science fiction à avoir été créé ; même Les Sentiers de la Gloire aurait du mal à prétendre être ''le'' meilleur film de guerre à avoir vu le jour (quoique). Alors quand on annonce un film comme étant, le nec plus ultra de la filmographie judiciaire de l'Histoire du Monde, je ne tique plus, j'explose.
Et puis bon... James Stewart entre. Un p'tit silence devant l'écran, tu te rends compte de qui il est, de sa tronche, de son accent, de son talent, de cette palette de grand acteur hollywoodien qu'il arrive à te brosser en deux minutes. Toujours la clope au bec, il te joue du piano en dissertant sur son manque d'argent et ses livres de droit. Tu te tais. Et puis, un deuxième homme entre en scène. Otto Preminger, juif austro-hongrois arrivé aux États-Unis en 1935, réalisateur de grand talent. Il te monte une petite histoire: Stewart, en galère, est avocat (quand il ne joue pas du piano ou ne va pas à la pêche, sa ''grande passion'') ; on lui parle d'une affaire de meurtre, le prévenu est un lieutenant américain, ne niant pas son crime, mais soutenant que la victime avait auparavant violé sa femme. Sympathique programme. Sorti en 1959, le film est par exemple banni pendant des années de la ville de Chicago (le ''langage étant trop osé'', paraît-il).
Est-ce un épisode de Law and Order, sauce années 1950 ? Ne le prenons pas comme une vanne, j'étais bien fan de cette série magique dans ma folle jeunesse. La réponse est: un peu. S'il y avait un classique du classicisme judiciaire, ce serait bien Anatomy of a Murder. Les données s'enchaînent: le crime ; le prévenu ; l'avocat ; le procès ; les pièces à convictions ; l'accusation ; le réquisitoire ; les jurés ; le juge ; le ''silenceoubienjefaisévacuerlasalle'' ; le témoin ; la femme du prévenu ; la soeur du témoin ; la fille de la soeur du prévenu ; l'avocat qui juge et jure qu'on ne l'a pas prévenu que la soeur du prévenu l'était moins (témoin) que le témoin de la femme du témoin. Du prévenu. Heu... bon. Disons que le procès se déroule.
Les enjeux politiques.
Alors, ce qui est absolument fabuleux dans ce film, c'est qu'il n'a ni la démagogie (utile, entendons-nous - j'expédie là ce beau film un peu vite, mais c'est pour la simplicité de la démonstration) d'un Douze Hommes en colère (Lumet, 1957), ni la facétie drôlissime (et un peu dramatique) d'un Témoin à Charge (Wilder, 1957). Ces deux derniers, selon moi, incarnant à merveille le grand écart des années 1950 dans les ''films judiciaires'': l'histoire-morale d'un côté ; la farce dramatique de l'autre ; tous deux se basant sur un twist final très... cinématographique, disons. Anatomy... ne joue pas exactement dans la même cour. Bien qu'il soit porté par Stewart avec une grande classe, et parfois un peu d'humour grinçant, il ne prétend pas retourner le cerveau de son auditoire. Preminger se contente de faire, et surtout de bien faire son film. Classique. Sans accrocs. Sans fioritures. Du moins au départ. Et il ajoute à cette sympathique recette du meurtre + viol = sexe (heu... ou est-ce l'inverse?), la dimension psychologique du passage à l'acte. Il propose une réflexion très grinçante, justement, sur la place accordée, à l'aube des années 1960, à l'expert dans la sphère judiciaire, et, pour le dire très clairement, lui démonte la gueule. C'est très étonnant à voir. Il magnifie, enfin, le cadre judiciaire américain, en en montrant les limites, et non les fautes, en en soulignant les failles, et non les erreurs, et une telle démonstration, me semble-t-il, est plus parlante que tous les discours pontifiants du monde. Reste le discours sur la place de la femme au sein de la société américaine, dans cette histoire sordide: puisque le point de départ est le viol de la femme du prévenu (vous suivez toujours?), ayant amené ce dernier à commettre l'irréparable sur le supposé violeur, s'engage évidemment une réflexion sur sa place, son rôle, voire sa culpabilité dans l'affaire. Et, alors que ce sous-texte peut (et doit) sembler absolument insupportable aux femmes libres des années 2010, je le trouve extrêmement bien traité, surtout si on le remet dans le contexte des années 1950: à la dimension morale s'ajoute la dimension sociale, politique, maritale, du contexte états-unien. On y dépeint, assez finement je trouve, les premiers signes de la libération sexuelle des années 60-70. Bien sûr, n'allons pas imaginer un texte révolutionnaire, déplacé en ces lieux de toute manière, mais le ton grinçant qui couvre l'ensemble de l'oeuvre lui permet, utilement et intelligemment, de traiter de la place du rapport homme-femme, de celle de l'alcool, de l'attirance sexuelle, de la maltraitance masculine, de la considération sur le malheur féminin (pour reprendre le titre d'un ouvrage qui m'est cher), avec beaucoup d'aisance et d'intelligence. Et bien sûr, le film ne serait pas complet s'il ne s'ouvrait pas sur un fin particulièrement sadique, bien écrite, et réjouissante. Un petit bijou.
Réalisorat et actorat (comment, ça se dit pas?).
À chaque fois que je réfléchis aux ''auteurs d'antan'', j'ai l'impression de tomber dans le ''c'était mieux avang''. Pourtant, je dois malgré moi avouer que la force de la réalisation, aussi classique qu'elle soit, est frappante: elle marche tout le temps, ne s'égare jamais, ne se complaît jamais à se regarder filmer. Elle évite les bavardages, et pourtant sait prendre son temps. Preminger montre tout son savoir-faire dans le calme comme dans la tempête, dans les monologues comme dans les affrontements soudains. Et, et c'est là que la réponse tant attendue (à la question de savoir si c'est ''le'' meilleur film judiciaire qui existe depuis le début de la nuit des temps du cinéma c'est-à-dire à peu près 1895 si j'en crois Wikipédia), le film convoque mon aimé, mon bien-aimé, mon magnifique George Campbell Scott. L'incroyable Patton ; le magique Turgidson dans Docteur Folamour. Et si son rôle est limité, il apporte une vraie valeur ajoutée au film, sa confrontation avec Stewart est classique que réjouissante. Les deux acteurs portent alors ce sujet cynique, cet affrontement de détails, à des dimensions nouvelles. Et en font un film remarquable.
Alors Anatomy... est-il THE film dans la famille procès ? La réponse est évidemment... non. C'est un grand film, un magnifique film, une très belle démonstration que l'on n'invente rien dans nos productions ciné ou télé récentes. Et il est justement la preuve qu'un seul film de genre ne peut régner sur ce genre. Il est l'une de ses facettes, la plus scolaire par endroits, la plus cynique par d'autres ; il est l'une des touches sur cette peinture impressionniste qu'est le genre cinématogr... heu... je m'égare. Il est ce qui participe à l'avoir construit, mais qui seul ne vaut pas grand chose.
À regarder pour les initiés comme les non-initiés.
PS: promis, la prochaine fois, je fais un article sur un film que je n'ai pas aimé, histoire d'arrêter d'enchaîner les ''génial'', ''incroyable'', ''talent'', ''impressionnant'', ''magnifique'', et autres ''a complètement changé ma vision de la sociologique mexicano-ukrainienne''.