mardi 15 janvier 2013

Little Odessa / The Yards - Quelques nuances de James Gray

Les Deux Premiers James Gray. À voir, ou revoir (et oui, j'ai un peu honte de mon titre).



Little Odessa, James Gray, 1994.



J'ai longtemps prétendu considérer James Gray comme l'un des plus grands réalisateurs des années 2000. Comme la figure du film noir new-yorkais contemporain ; le maître du pessimisme cinématographique américain, sophistiqué et à la fois un peu poisseux ; talentueux et impressionnant de virtuosité dans la réalisation et de précision dans ses discours politiques et sociaux. Il faut reprendre le contexte: je venais d'enchaîner, coup sur coup, La Nuit nous appartient (2007), un choc, et Two Lovers (2008), qui selon moi, dépassait l'entendement par sa perfection visuelle et narrative, qui suffisaient à convaincre n'importe quel sceptique que Joaquin Phoenix était un génie, et que celui qui le dirigeait était une pointure. Deux des plus grands films de la décennie, portés par un acteur unique ; encensés par la critique ; oubliés par les Américains, mais qu'importe, l'Europe, dans sa grande sagesse, les ayant réhabilités. Mais j'affirmais mon amour pour ce type sans avoir vu ses deux premiers films. The Yards (2000), et Little Odessa (1994). Récit d'une bonne grosse claque.

Je me pose devant mon écran un peu pensif. Deux films traînent dans les tiroirs de mon ordinateur. Pas trop envie de mater. Genre premiers films de Gray ; un peu long - un peu glauque. Mouais. Je me vois hésitant. Je me dis qu'on peut toujours mater les premiers ''essais'' d'un réalisateur qu'on admire avec un brin de condescendance: je repense aux premiers Scorsese, et leurs manques de moyens, leurs acteurs déjà en place, leur style fleuve en construction mais pas tout à fait abouti ; ou bien les premiers Malick, virtuoses, avec leurs ambitions, leur grandiloquence, leur caractère décalé et parfois déroutant ; ou encore les premiers Kubrick, même, quasiment introuvable pour le tout premier, presque inregardables pour les deux suivants tellement voir Stanley se débattre une caméra premier prix, et réussir parfois même à sublimer son image, est agaçant, en comparaison de Docteur Folamour, 2001, ou Eyes Wide Shut. Alors les premiers James Gray, je sais pas. Ils devraient apparaître avec ce côté un brin suranné des années 1990, actrices à la coupe de cheveux à la Holly Gennero/McClane, réal' d'un tout jeune prodige (24 piges le mec) avançant à tâtons, essayant de faire exploser la baraque avec une poignée d'acteurs monstrueux quand même, tentant d'imposer son style avec le tact d'un Fincher sur Alien3, d'avancer ses arguments, et son côté ''in progress'' aux cahiers du cinéma ou leurs équivalents américains. Pas forcément convaincu.

J'ai commencé en regardant The Yards. Et bam. Du pur Gray, de la première à la dernière image. Une ambiance côte Est dégueulasse, une image absolument, un scénario calé à la virgule près. La révélation (ou plutôt confirmation après Boogie Nights) d'un Walhberg impressionnant ; l'apparition de Phoenix, en apesanteur du début à la fin. L'histoire est classique, un ex-taulard condamné pour petits délits tente de se refaire une vie, et replonge à ses dépends. Qui pourrait te faire de ça un grand film ? Honnêtement, quand on voit un pitch pareil être transformé en apocalypse américaine, en fuite en avant insoutenable, on peut juste s'incliner. Les images s'enchaînent, on en redemande. La dissection de la middle-class fin 1990 par une famille un peu pathétique, de la corruption et de la réussite sociale, de la ligne fine entre la négociation économique et les magouilles carrément véreuses, entre le banditisme et la petite délinquance, entre l'ambition et la pulsion de mort... Pfiou. Porté par ses acteurs, mais surtout par sa réalisation absolument parfaite, on en revient pas qu'un film pareil ait pu échapper si longtemps à notre regard.

Et puis, je continue à me plaire à me dire qu'un réalisateur, c'est pas faisable d'aimer toute sa filmographie. Je sais pas, même Kubrick a eu son Spartacus, même Scorcese a commis Gangs of New-York (j'attends encore l'ouverture d'un procès), même Coppola a son... non, Coppola, c'est pas un bon exemple. Bref, personne n'a enchaîné le génial au génial, en permanence. Ou rarement.

Little Odessa. Tim Roth, un peu disparu des écrans radars depuis qu'il a osé jouer dans du très mauvais Burton (euphémisme?), à l'exception de son Youth Without Youth qui crée un cataclysme style affaire Dreyfus à chaque fois qu'il est évoqué dans une soirée mondaine, étonne à chaque fois qu'il joue dans les années 1990. On se souvient alors que ce n'est pas qu'une gueule ; pas qu'un type qui joue dans Hulk ; qu'il est ce malade qui faisait Reservoir Dogs. Que c'est un véritable acteur, avec une présence phénoménale, qui peut dégager une puissance, une saleté, une vraie force. Dans le film, tueur à gages, il enchaîne les contrats et est contraint de revenir dans son quartier natal, dans Brooklyn, d'où ses faits d'armes l'ont banni. Aux prises avec la mafia russe du coin, il tente de revoir son petit frère, jeune paumé incarné à merveille par Edward Furlong (mais si, vous savez bien, le p'tit con de Terminator II, aussi connu pour son rôle de p'tit frère dans American History X). J'ai toujours eu de la sympathie pour ce mec là, qui a un regard dépressif, un jeu millimétré, un faux dilettantisme qui lui colle à la peau, dans tous ses rôles. Un vrai plaisir de le voir à l'oeuvre, encore post-adolescent, l'oeil hagard, l'esprit perdu, mêlant l'admiration pour son grand frère avec une profonde incompréhension du monde qui l'entoure, allant se réfugier dans les salles de ciné à la Travis Bickle. La claque de voir ce petit mec, lui aussi un brin évincé de nos écrans, te tisser une personnalité aussi attachante, avec cette gueule d'ange, cette profondeur de jeu réelle. 

Histoire de ne pas paraître à l'aube de la rédaction d'une hagiographie sur Gray, je vais formuler un début de réserve. Dans le premier comme dans le second, on pourrait reprocher une forme de surenchère un peu malsaine au réalisateur. Un besoin de marquer, de choquer. De vouloir nous embarquer jusqu'au bout, un peu trop. Dans les deux cas, l'histoire est la même. Une course sans fin où le spectateur plonge la tête la première pour accompagner les protagonistes dans le cercle vicieux de la violence. Les deux finiront mal, et s'annoncent dès le départ comme tels. Exemple, la scène de fin de Little Odessa est l'une des plus sales que j'ai vues depuis fort longtemps. Je ne sais pas si c'est le contexte, l'injustice, la surenchère, le drame porté à son point névralgique, mais j'ai assez rarement été aussi nauséeux devant cette image de fin. Car, certes, James Gray manie ses climax avec plus de finesse dans Two Lovers ; il maîtrise ses scènes de violence avec plus de force dans La Nuit nous appartient ; il enveloppe ses scénarios, les dramatise, avec plus de sagesse, et donc de talent, dans ses deux dernières réalisations. Reste que The Yards et Little Odessa sont des grandes merveilles. Des grands films des années 1990. Des repères de toutes les grandes trames des films noirs futurs ; des hommages sans fin aux films noirs passés ; des objets maîtrisés, enlevés. Magnifiques.

Immense James Gray.



The Yards, James Gray, 2000.

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