Les Deux Premiers James Gray. À voir, ou revoir (et oui, j'ai un peu honte de mon titre).
Little Odessa, James Gray, 1994.
J'ai
longtemps prétendu considérer James Gray comme l'un des plus grands
réalisateurs des années 2000. Comme la figure du film noir
new-yorkais contemporain ; le maître du pessimisme cinématographique
américain, sophistiqué et à la fois un peu poisseux ; talentueux
et impressionnant de virtuosité dans la réalisation et de
précision dans ses discours politiques et sociaux. Il faut reprendre
le contexte: je venais d'enchaîner, coup sur coup, La Nuit nous
appartient (2007), un choc, et Two Lovers (2008), qui selon moi,
dépassait l'entendement par sa perfection visuelle et narrative, qui
suffisaient à convaincre n'importe quel sceptique que Joaquin
Phoenix était un génie, et que celui qui le dirigeait était une
pointure. Deux des plus grands films de la décennie, portés par un
acteur unique ; encensés par la critique ; oubliés par les
Américains, mais qu'importe, l'Europe, dans sa grande sagesse, les
ayant réhabilités. Mais j'affirmais mon amour pour ce type sans
avoir vu ses deux premiers films. The Yards (2000), et Little Odessa
(1994). Récit d'une bonne grosse claque.
Je
me pose devant mon écran un peu pensif. Deux films traînent dans
les tiroirs de mon ordinateur. Pas trop envie de mater. Genre
premiers films de Gray ; un peu long - un peu glauque. Mouais.
Je me vois hésitant. Je me dis qu'on peut toujours mater les
premiers ''essais'' d'un réalisateur qu'on admire avec un brin de
condescendance: je repense aux premiers Scorsese, et leurs manques de
moyens, leurs acteurs déjà en place, leur style fleuve en
construction mais pas tout à fait abouti ; ou bien les premiers
Malick, virtuoses, avec leurs ambitions, leur grandiloquence, leur
caractère décalé et parfois déroutant ; ou encore les premiers
Kubrick, même, quasiment introuvable pour le tout premier, presque
inregardables pour les deux suivants tellement voir Stanley se
débattre une caméra premier prix, et réussir parfois même à
sublimer son image, est agaçant, en comparaison de Docteur Folamour,
2001, ou Eyes Wide Shut. Alors les premiers James Gray, je sais pas.
Ils devraient apparaître avec ce côté un brin suranné des années
1990, actrices à la coupe de cheveux à la Holly Gennero/McClane,
réal' d'un tout jeune prodige (24 piges le mec) avançant à
tâtons, essayant de faire exploser la baraque avec une poignée
d'acteurs monstrueux quand même, tentant d'imposer son style avec le
tact d'un Fincher sur Alien3, d'avancer ses arguments, et son côté
''in progress'' aux cahiers du cinéma ou leurs équivalents
américains. Pas forcément convaincu.
J'ai
commencé en regardant The
Yards.
Et bam. Du pur Gray, de la première à la dernière image. Une
ambiance côte Est dégueulasse, une image absolument, un scénario
calé à la virgule près. La révélation (ou plutôt confirmation
après Boogie Nights) d'un Walhberg impressionnant ; l'apparition de
Phoenix, en apesanteur du début à la fin. L'histoire est classique,
un ex-taulard condamné pour petits délits tente de se refaire une
vie, et replonge à ses dépends. Qui pourrait te faire de ça un
grand film ? Honnêtement, quand on voit un pitch pareil être
transformé en apocalypse américaine, en fuite en avant
insoutenable, on peut juste s'incliner. Les images s'enchaînent, on
en redemande. La dissection de la middle-class fin 1990 par une
famille un peu pathétique, de la corruption et de la réussite
sociale, de la ligne fine entre la négociation économique et les
magouilles carrément véreuses, entre le banditisme et la petite
délinquance, entre l'ambition et la pulsion de mort... Pfiou. Porté
par ses acteurs, mais surtout par sa réalisation absolument
parfaite,
on en revient pas qu'un film pareil ait pu échapper si longtemps à
notre regard.
Et
puis, je continue à me plaire à me dire qu'un réalisateur, c'est
pas faisable d'aimer toute sa filmographie. Je sais pas, même
Kubrick a eu son Spartacus, même Scorcese a commis Gangs of New-York
(j'attends encore l'ouverture d'un procès), même Coppola a son...
non, Coppola, c'est pas un bon exemple. Bref, personne n'a enchaîné
le génial au génial, en permanence. Ou rarement.
Little
Odessa.
Tim Roth, un peu disparu des écrans radars depuis qu'il a osé jouer dans
du très mauvais Burton (euphémisme?), à l'exception de son Youth Without Youth qui crée un cataclysme style affaire Dreyfus à chaque fois qu'il est évoqué dans une soirée mondaine, étonne à chaque fois qu'il
joue dans les années 1990. On se souvient alors que ce n'est pas
qu'une gueule ; pas qu'un type qui joue dans Hulk ; qu'il est ce
malade qui faisait Reservoir Dogs. Que c'est un véritable acteur,
avec une présence phénoménale, qui peut dégager une puissance,
une saleté, une vraie force. Dans le film, tueur à gages, il
enchaîne les contrats et est contraint de revenir dans son quartier
natal, dans Brooklyn, d'où ses faits d'armes l'ont banni. Aux prises
avec la mafia russe du coin, il tente de revoir son petit frère,
jeune paumé incarné à merveille par Edward Furlong (mais si, vous
savez bien, le p'tit con de Terminator II, aussi connu pour son rôle
de p'tit frère dans American History X). J'ai toujours eu de la
sympathie pour ce mec là, qui a un regard dépressif, un jeu
millimétré, un faux dilettantisme qui lui colle à la peau, dans
tous ses rôles. Un vrai plaisir de le voir à l'oeuvre, encore
post-adolescent, l'oeil hagard, l'esprit perdu, mêlant l'admiration
pour son grand frère avec une profonde incompréhension du monde qui
l'entoure, allant se réfugier dans les salles de ciné à la Travis Bickle. La claque de voir ce petit mec, lui aussi un brin
évincé de nos écrans, te tisser une personnalité aussi
attachante, avec cette gueule d'ange, cette profondeur de jeu réelle.
Histoire
de ne pas paraître à l'aube de la rédaction d'une hagiographie
sur Gray, je vais formuler un début de réserve. Dans le
premier comme dans le second, on pourrait reprocher une forme de
surenchère un peu malsaine au réalisateur. Un besoin de marquer, de
choquer. De vouloir nous embarquer jusqu'au bout, un peu trop. Dans
les deux cas, l'histoire est la même. Une course sans fin où le
spectateur plonge la tête la première pour accompagner les
protagonistes dans le cercle vicieux de la violence. Les deux
finiront mal, et s'annoncent dès le départ comme tels. Exemple, la
scène de fin de Little
Odessa est
l'une des plus sales que j'ai vues depuis fort longtemps. Je ne sais
pas si c'est le contexte, l'injustice, la surenchère, le drame porté
à son point névralgique, mais j'ai assez rarement été aussi
nauséeux devant cette image de fin. Car, certes, James Gray manie
ses climax avec
plus de finesse dans Two
Lovers
; il maîtrise ses scènes de violence avec plus de force dans La
Nuit nous appartient ;
il enveloppe ses scénarios, les dramatise, avec plus de sagesse, et
donc de talent, dans ses deux dernières réalisations. Reste que The
Yards
et
Little Odessa
sont des grandes merveilles. Des grands films des années 1990. Des
repères de toutes les grandes trames des films noirs futurs ; des
hommages sans fin aux films noirs passés ; des objets maîtrisés,
enlevés. Magnifiques.
Immense
James Gray.
The Yards, James Gray, 2000.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire