Dans la famille ''j'me-la-pête-parce-que-je-regarde-du-Otto-Preminger'', je voudrais le fils. Pierre Murat, critique en vue à Télérama, me l'offre sur un plateau. ''Le meilleur film de procès jamais réalisé'' (Masque et la Plume dont je me souviens plus de la date, mais c'est pas très loin dans le passé, et si c'est plus loin, c'est pas de beaucoup). Ci-dessous, affaires jointes C-346/13, C-347/13, et C-348/13, Otto Preminger contre moi-même, non encore publié au recueil (quel humour).
Anatomy of a murder, Otto Preminger, 1959.
Pitch et plot (sans oublier les poutchs).
J'ai toujours un doute quand on m'annonce, pas un grand film, pas un chef d'oeuvre, pas le meilleur film iranien ou musulman-bosniaque, mais LE meilleur film d'un genre. C'est pas sérieux. Un genre n'est jamais couvert par un film, si bon soit-il. La mort au trousse n'est pas ''le'' meilleur film à suspense qui existe ; Blade Runner n'est pas ''le'' meilleur film de science fiction à avoir été créé ; même Les Sentiers de la Gloire aurait du mal à prétendre être ''le'' meilleur film de guerre à avoir vu le jour (quoique). Alors quand on annonce un film comme étant, le nec plus ultra de la filmographie judiciaire de l'Histoire du Monde, je ne tique plus, j'explose.
Et puis bon... James Stewart entre. Un p'tit silence devant l'écran, tu te rends compte de qui il est, de sa tronche, de son accent, de son talent, de cette palette de grand acteur hollywoodien qu'il arrive à te brosser en deux minutes. Toujours la clope au bec, il te joue du piano en dissertant sur son manque d'argent et ses livres de droit. Tu te tais. Et puis, un deuxième homme entre en scène. Otto Preminger, juif austro-hongrois arrivé aux États-Unis en 1935, réalisateur de grand talent. Il te monte une petite histoire: Stewart, en galère, est avocat (quand il ne joue pas du piano ou ne va pas à la pêche, sa ''grande passion'') ; on lui parle d'une affaire de meurtre, le prévenu est un lieutenant américain, ne niant pas son crime, mais soutenant que la victime avait auparavant violé sa femme. Sympathique programme. Sorti en 1959, le film est par exemple banni pendant des années de la ville de Chicago (le ''langage étant trop osé'', paraît-il).
Est-ce un épisode de Law and Order, sauce années 1950 ? Ne le prenons pas comme une vanne, j'étais bien fan de cette série magique dans ma folle jeunesse. La réponse est: un peu. S'il y avait un classique du classicisme judiciaire, ce serait bien Anatomy of a Murder. Les données s'enchaînent: le crime ; le prévenu ; l'avocat ; le procès ; les pièces à convictions ; l'accusation ; le réquisitoire ; les jurés ; le juge ; le ''silenceoubienjefaisévacuerlasalle'' ; le témoin ; la femme du prévenu ; la soeur du témoin ; la fille de la soeur du prévenu ; l'avocat qui juge et jure qu'on ne l'a pas prévenu que la soeur du prévenu l'était moins (témoin) que le témoin de la femme du témoin. Du prévenu. Heu... bon. Disons que le procès se déroule.
Les enjeux politiques.
Alors, ce qui est absolument fabuleux dans ce film, c'est qu'il n'a ni la démagogie (utile, entendons-nous - j'expédie là ce beau film un peu vite, mais c'est pour la simplicité de la démonstration) d'un Douze Hommes en colère (Lumet, 1957), ni la facétie drôlissime (et un peu dramatique) d'un Témoin à Charge (Wilder, 1957). Ces deux derniers, selon moi, incarnant à merveille le grand écart des années 1950 dans les ''films judiciaires'': l'histoire-morale d'un côté ; la farce dramatique de l'autre ; tous deux se basant sur un twist final très... cinématographique, disons. Anatomy... ne joue pas exactement dans la même cour. Bien qu'il soit porté par Stewart avec une grande classe, et parfois un peu d'humour grinçant, il ne prétend pas retourner le cerveau de son auditoire. Preminger se contente de faire, et surtout de bien faire son film. Classique. Sans accrocs. Sans fioritures. Du moins au départ. Et il ajoute à cette sympathique recette du meurtre + viol = sexe (heu... ou est-ce l'inverse?), la dimension psychologique du passage à l'acte. Il propose une réflexion très grinçante, justement, sur la place accordée, à l'aube des années 1960, à l'expert dans la sphère judiciaire, et, pour le dire très clairement, lui démonte la gueule. C'est très étonnant à voir. Il magnifie, enfin, le cadre judiciaire américain, en en montrant les limites, et non les fautes, en en soulignant les failles, et non les erreurs, et une telle démonstration, me semble-t-il, est plus parlante que tous les discours pontifiants du monde. Reste le discours sur la place de la femme au sein de la société américaine, dans cette histoire sordide: puisque le point de départ est le viol de la femme du prévenu (vous suivez toujours?), ayant amené ce dernier à commettre l'irréparable sur le supposé violeur, s'engage évidemment une réflexion sur sa place, son rôle, voire sa culpabilité dans l'affaire. Et, alors que ce sous-texte peut (et doit) sembler absolument insupportable aux femmes libres des années 2010, je le trouve extrêmement bien traité, surtout si on le remet dans le contexte des années 1950: à la dimension morale s'ajoute la dimension sociale, politique, maritale, du contexte états-unien. On y dépeint, assez finement je trouve, les premiers signes de la libération sexuelle des années 60-70. Bien sûr, n'allons pas imaginer un texte révolutionnaire, déplacé en ces lieux de toute manière, mais le ton grinçant qui couvre l'ensemble de l'oeuvre lui permet, utilement et intelligemment, de traiter de la place du rapport homme-femme, de celle de l'alcool, de l'attirance sexuelle, de la maltraitance masculine, de la considération sur le malheur féminin (pour reprendre le titre d'un ouvrage qui m'est cher), avec beaucoup d'aisance et d'intelligence. Et bien sûr, le film ne serait pas complet s'il ne s'ouvrait pas sur un fin particulièrement sadique, bien écrite, et réjouissante. Un petit bijou.
Réalisorat et actorat (comment, ça se dit pas?).
À chaque fois que je réfléchis aux ''auteurs d'antan'', j'ai l'impression de tomber dans le ''c'était mieux avang''. Pourtant, je dois malgré moi avouer que la force de la réalisation, aussi classique qu'elle soit, est frappante: elle marche tout le temps, ne s'égare jamais, ne se complaît jamais à se regarder filmer. Elle évite les bavardages, et pourtant sait prendre son temps. Preminger montre tout son savoir-faire dans le calme comme dans la tempête, dans les monologues comme dans les affrontements soudains. Et, et c'est là que la réponse tant attendue (à la question de savoir si c'est ''le'' meilleur film judiciaire qui existe depuis le début de la nuit des temps du cinéma c'est-à-dire à peu près 1895 si j'en crois Wikipédia), le film convoque mon aimé, mon bien-aimé, mon magnifique George Campbell Scott. L'incroyable Patton ; le magique Turgidson dans Docteur Folamour. Et si son rôle est limité, il apporte une vraie valeur ajoutée au film, sa confrontation avec Stewart est classique que réjouissante. Les deux acteurs portent alors ce sujet cynique, cet affrontement de détails, à des dimensions nouvelles. Et en font un film remarquable.
Alors Anatomy... est-il THE film dans la famille procès ? La réponse est évidemment... non. C'est un grand film, un magnifique film, une très belle démonstration que l'on n'invente rien dans nos productions ciné ou télé récentes. Et il est justement la preuve qu'un seul film de genre ne peut régner sur ce genre. Il est l'une de ses facettes, la plus scolaire par endroits, la plus cynique par d'autres ; il est l'une des touches sur cette peinture impressionniste qu'est le genre cinématogr... heu... je m'égare. Il est ce qui participe à l'avoir construit, mais qui seul ne vaut pas grand chose.
À regarder pour les initiés comme les non-initiés.
PS: promis, la prochaine fois, je fais un article sur un film que je n'ai pas aimé, histoire d'arrêter d'enchaîner les ''génial'', ''incroyable'', ''talent'', ''impressionnant'', ''magnifique'', et autres ''a complètement changé ma vision de la sociologique mexicano-ukrainienne''.
mardi 22 janvier 2013
samedi 19 janvier 2013
Django Unchained, ''They just fucked with the wrong afro-american''.
Django Unchained, vu le jour de sa sortie. Un film bien mais pas top.
Django Unchained, Quentin Tarantino, 2013.
Pitch et plot.
Django, esclave américain juste avant
la guerre de Sécession. Racheté par un bounty hunter allemand
improbable. Et il est pas content, donc il va aller retrouver sa
dulcinée et péter la gueule de tous ceux qui se mettent sur sa
route. Scénar' simple, pas trop prise de tête. Un seul sujet
traité : la place des ''nègres'' dans la société américaine du
XIXe (un brin caricaturée, ou du moins ultra-soulignée but whatever), par un western spaghetti
ultra-classique dans son déroulement, ultra-tarantinesque, bien sûr,
dans sa forme. L'histoire est pas piquée des vers ; et la
réalisation, soignée, ne dépasse pas le stade de la reproduction
plan par plan de ce qu'on attendrait de Tarantino. Aucune surprise ou
presque, un réalisateur qui garde un cap, qu'on apprécie ou pas.
Toujours l'attention pour la musique, symbole presque énervant de
son cinéma ; toujours la virtuosité pour filmer une bière fraîche ou un dialogue choc ; toujours l'utilisation du zoom ; toujours le
côté détaché de la violence artistique, ici mise en constante
opposition avec la ''violence non-légitime'' (en gros, on retombe
dans le classique, quand le gentil tue du Redneck, on applaudit ;
quand le redneck bute du noir, on pleure). Toutes ces qualités, aussi réelles qu'elles soient, sont aussi un peu classiques, surtout
après avoir atteint, à mes yeux, leur apogée dans Inglorious
Basterds, qui disposait d'une
réécriture de l'Histoire par le cinéma (et son côté exorcisation du réel par l'art) qui me semblait bien plus
pertinente que la mise en parallèle d'un mythe américain, le Western, avec
l'anti-mythe américain, l'esclavage. Question
scénario, pour terminer, une autre terrible faille, à mes yeux, et
sans doute à mes yeux seulement : j'ai toujours l'impression
qu'un film fleuve (celui-là fait quand même quelques deux heures et
quarante-cinq minutes) doit accepter de se laisser porter par sa
beauté pour que ça fonctionne – et ne pas tenter de se justifier
en permanence, d'accrocher le spectateur avec un nouveau
rebondissement, avec une nouvelle ''péripétie''. Quand je pense à
Il était une fois en Amérique,
aux Moissons du Ciel,
ou même, film qui ne joue pas dans la même cour, à
L'étrange histoire de Benjamin Button,
j'ai l'impression que ces fresques fonctionnent par ce qu'elles ne
sont pas basées sur un schéma narratif classique (situation
initiale – élément déclencheur – péripéties – résolution),
mais sur une logique plus picturale. On filme parce qu'il est beau
qu'on filme – et l'histoire, résolue ou pas, a peu à voir avec sa
qualité. Django Unchained,
et je vais commettre l'irréparable, est en cela raté parce qu'il
devient un film à péripéties. Ce
type de procédé avait atteint son apogée dans l'atrocement
décevant True Grit des
Cohen, qui ne fonctionnait que selon cette logique assez indigeste.
Django Unchained,
parce que c'est Tarantino, n'en est pas pour autant raté. Disposant de véritables qualités, il est aussi un peu décevant.
Les enjeux.
C'est l'autre pierre d'achoppement du
film. On peut trouver, comme c'est mon cas, les débats sur le mot
nègre et son utilisation
dans le film totalement débiles ; on peut refuser de tomber
dans ces joutes de politiquement correct absurdes. Mais le vrai
problème n'est pas de savoir si Tarantino est raciste ou pas,
personnellement j'ai eu l'impression que pendant trois heures, il me
hurlait au visage qu'il ne l'était pas mais peu importe, mais bien
de savoir ce qu'il fait de son sujet, l'esclavage. Déjà,
établissons dès le départ que Tarantino n'apporte jamais de
réflexion philosophique sur le monde ; dans Kill Bill
ou Inglorious..., dans
Reservoir Dogs ou
Jackie Brown, il propose un
regard, jamais un vrai discours ;
il propose un fantasme, jamais une réflexion profonde. Bref, déjà
s'attaquer à un sujet pareil avec ce passif est pas forcément
évident. Mais dans Django...,
justement parce que le réalisateur est conscient de ce risque lié à un sujet particulièrement sensible, et cette fois directement ancré dans un environnement états-unien, il en
fait des caisses. Des
caisses sur l'esclavage, sur le sale racisme texan, sur le marché de
la chair, sur le cynisme du blanc. Comme s'il avait peur qu'on prenne
parti pour le mauvais
camp. Est-ce à dire que le discours est entièrement sclérosé ?
Sans doute pas. Mais l'enchaînement de clichés devient très
agaçant : tout y passe, de l'Européen distingué opposé à
l'esclavage mais cynique au landlord
fan de phrénologie, du redneck débile aux organisations racistes tournées en dérision. Pfff, en l'écrivant, j'ai l'impression de balancer le
film aux ordures, alors qu'il ne devrait pas l'être : il reste
drôle, fun, sexy, violent, osé ; mais aussi parfois
caricatural, long, ampoulé, et un peu attendu. Il est les deux. Tout
dépend d'où on choisit de mettre la focale.
Mais,
là où il déçoit encore un peu plus à mes yeux, c'est une fois
constaté que l'ensemble des bonnes,
sinon très bonnes idées
du film sont déjà usées, et surtout reprises en flag' de
Inglorious Basterds.
Même veine, même ton grinçant, même logique. Mon Christoph Waltz
adoré, qui offre encore ici une performance magnifique, même si son
personnage est mille fois moins haïssable, et donc beaucoup moins
prenant que dans Inglorious...,
nous refait le coup de l'allemand polyglotte ; cool mais pas de
surprise. Les longues scènes de dialogue se terminant en boucherie ;
pareil, c'est du déjà vu dans le passé du réalisateur. L'accent
sudiste travaillé de DiCaprio ; Brad Pitt was here. La quête
de revanche historique incarné par le cinéma de Tarantino de
l'affranchi noir sur le dominateur blanc ; le parallèle avec la
''vengeance juive'' de Inglorious... est
clair et net. Les morts expéditives préfacées par une bonne
réplique ; déjà vues. Les gros plans pour annoncer la venue d'un personnage d'importance ou faire monter la pression pendant une scène ; pas de surprise là non plus, même si le procédé reste toujours aussi efficace.
Réalisorat et actorat.
Django... fonctionne quand même, et avant tout, parce qu'il est porté par des acteurs. Waltz est magique,
comme d'habitude. Mais comme je le soulignais, l'effet de surprise en
moins. Il reste un acteur central, magnifique, parfait dans toutes
ses phrases, toutes ses mimiques, tous ses déplacements. Chacune de
ses tirades est jouissive ; chacune de ses manières,
délectable. Foxx est... l'homme au bon endroit au bon moment. Il ne
crève jamais l'écran mais n'agace pas vraiment non plus ; il
est assez classique somme toute, sans fulgurance ni vrai défaut – ''ce qui est bien mais pas top'', comme le veut la formule consacrée.
DiCaprio est moins convaincant que dans ses meilleurs rôles, mais donne une performance tout à fait honnête. Samuel
L. Jackson, grand retour devant la caméra de Tarantino, est
impressionnant : physiquement d'abord ; par son jeu
ensuite, totalement à contre-emploi. Il s'y met corps et âme, et ça fait plaisir à voir. Ensuite, j'ai un doute quant à
savoir si ses insultes racistes resteront aussi célèbres que ses
discussions avec Vincent ou Louis dans les films précédents. Je ne me
prononcerais pas. Quant aux autres seconds rôles (le notaire, la soeur, etc.), je suis un peu plus réservé sur la qualité des performances proposées.
Alors, après avoir
assassiné le film en règle, que reste-t-il ? Pas grand chose.
Ou plutôt si, la présence d'un réalisateur ; d'idées,
parfois ; de virtuosité aussi. La première heure est
grandiose ; la dernière demi-heure est très bonne. Le tout
enrobé dans une grosse heure, au milieu, un brin pesante, pas
totalement convaincante, par endroits nécessaire. C'est ce qui est
déprimant : le moins bon des Tarantino vaut souvent le meilleur
de bien d'autres réalisateurs. Si celui-là me fait plus tiquer que
d'habitude, même s'il reste bien meilleur que Kill Bill vol. 1 et
surtout Boulevard de la Mort, c'est qu'il se perd dans un
discours politique pas totalement assumé ; pas totalement
travaillé ; pas totalement accepté par le réalisateur.
Que dire ?
Django Unchained reste un film plutôt appréciable. Un bon... film. Presque. Sans doute pas un
grand film. On en sort repus, mais pas totalement satisfait ;
avec des bons souvenirs, quand même.
mardi 15 janvier 2013
Little Odessa / The Yards - Quelques nuances de James Gray
Les Deux Premiers James Gray. À voir, ou revoir (et oui, j'ai un peu honte de mon titre).
Little Odessa, James Gray, 1994.
J'ai
longtemps prétendu considérer James Gray comme l'un des plus grands
réalisateurs des années 2000. Comme la figure du film noir
new-yorkais contemporain ; le maître du pessimisme cinématographique
américain, sophistiqué et à la fois un peu poisseux ; talentueux
et impressionnant de virtuosité dans la réalisation et de
précision dans ses discours politiques et sociaux. Il faut reprendre
le contexte: je venais d'enchaîner, coup sur coup, La Nuit nous
appartient (2007), un choc, et Two Lovers (2008), qui selon moi,
dépassait l'entendement par sa perfection visuelle et narrative, qui
suffisaient à convaincre n'importe quel sceptique que Joaquin
Phoenix était un génie, et que celui qui le dirigeait était une
pointure. Deux des plus grands films de la décennie, portés par un
acteur unique ; encensés par la critique ; oubliés par les
Américains, mais qu'importe, l'Europe, dans sa grande sagesse, les
ayant réhabilités. Mais j'affirmais mon amour pour ce type sans
avoir vu ses deux premiers films. The Yards (2000), et Little Odessa
(1994). Récit d'une bonne grosse claque.
Je
me pose devant mon écran un peu pensif. Deux films traînent dans
les tiroirs de mon ordinateur. Pas trop envie de mater. Genre
premiers films de Gray ; un peu long - un peu glauque. Mouais.
Je me vois hésitant. Je me dis qu'on peut toujours mater les
premiers ''essais'' d'un réalisateur qu'on admire avec un brin de
condescendance: je repense aux premiers Scorsese, et leurs manques de
moyens, leurs acteurs déjà en place, leur style fleuve en
construction mais pas tout à fait abouti ; ou bien les premiers
Malick, virtuoses, avec leurs ambitions, leur grandiloquence, leur
caractère décalé et parfois déroutant ; ou encore les premiers
Kubrick, même, quasiment introuvable pour le tout premier, presque
inregardables pour les deux suivants tellement voir Stanley se
débattre une caméra premier prix, et réussir parfois même à
sublimer son image, est agaçant, en comparaison de Docteur Folamour,
2001, ou Eyes Wide Shut. Alors les premiers James Gray, je sais pas.
Ils devraient apparaître avec ce côté un brin suranné des années
1990, actrices à la coupe de cheveux à la Holly Gennero/McClane,
réal' d'un tout jeune prodige (24 piges le mec) avançant à
tâtons, essayant de faire exploser la baraque avec une poignée
d'acteurs monstrueux quand même, tentant d'imposer son style avec le
tact d'un Fincher sur Alien3, d'avancer ses arguments, et son côté
''in progress'' aux cahiers du cinéma ou leurs équivalents
américains. Pas forcément convaincu.
J'ai
commencé en regardant The
Yards.
Et bam. Du pur Gray, de la première à la dernière image. Une
ambiance côte Est dégueulasse, une image absolument, un scénario
calé à la virgule près. La révélation (ou plutôt confirmation
après Boogie Nights) d'un Walhberg impressionnant ; l'apparition de
Phoenix, en apesanteur du début à la fin. L'histoire est classique,
un ex-taulard condamné pour petits délits tente de se refaire une
vie, et replonge à ses dépends. Qui pourrait te faire de ça un
grand film ? Honnêtement, quand on voit un pitch pareil être
transformé en apocalypse américaine, en fuite en avant
insoutenable, on peut juste s'incliner. Les images s'enchaînent, on
en redemande. La dissection de la middle-class fin 1990 par une
famille un peu pathétique, de la corruption et de la réussite
sociale, de la ligne fine entre la négociation économique et les
magouilles carrément véreuses, entre le banditisme et la petite
délinquance, entre l'ambition et la pulsion de mort... Pfiou. Porté
par ses acteurs, mais surtout par sa réalisation absolument
parfaite,
on en revient pas qu'un film pareil ait pu échapper si longtemps à
notre regard.
Et
puis, je continue à me plaire à me dire qu'un réalisateur, c'est
pas faisable d'aimer toute sa filmographie. Je sais pas, même
Kubrick a eu son Spartacus, même Scorcese a commis Gangs of New-York
(j'attends encore l'ouverture d'un procès), même Coppola a son...
non, Coppola, c'est pas un bon exemple. Bref, personne n'a enchaîné
le génial au génial, en permanence. Ou rarement.
Little
Odessa.
Tim Roth, un peu disparu des écrans radars depuis qu'il a osé jouer dans
du très mauvais Burton (euphémisme?), à l'exception de son Youth Without Youth qui crée un cataclysme style affaire Dreyfus à chaque fois qu'il est évoqué dans une soirée mondaine, étonne à chaque fois qu'il
joue dans les années 1990. On se souvient alors que ce n'est pas
qu'une gueule ; pas qu'un type qui joue dans Hulk ; qu'il est ce
malade qui faisait Reservoir Dogs. Que c'est un véritable acteur,
avec une présence phénoménale, qui peut dégager une puissance,
une saleté, une vraie force. Dans le film, tueur à gages, il
enchaîne les contrats et est contraint de revenir dans son quartier
natal, dans Brooklyn, d'où ses faits d'armes l'ont banni. Aux prises
avec la mafia russe du coin, il tente de revoir son petit frère,
jeune paumé incarné à merveille par Edward Furlong (mais si, vous
savez bien, le p'tit con de Terminator II, aussi connu pour son rôle
de p'tit frère dans American History X). J'ai toujours eu de la
sympathie pour ce mec là, qui a un regard dépressif, un jeu
millimétré, un faux dilettantisme qui lui colle à la peau, dans
tous ses rôles. Un vrai plaisir de le voir à l'oeuvre, encore
post-adolescent, l'oeil hagard, l'esprit perdu, mêlant l'admiration
pour son grand frère avec une profonde incompréhension du monde qui
l'entoure, allant se réfugier dans les salles de ciné à la Travis Bickle. La claque de voir ce petit mec, lui aussi un brin
évincé de nos écrans, te tisser une personnalité aussi
attachante, avec cette gueule d'ange, cette profondeur de jeu réelle.
Histoire
de ne pas paraître à l'aube de la rédaction d'une hagiographie
sur Gray, je vais formuler un début de réserve. Dans le
premier comme dans le second, on pourrait reprocher une forme de
surenchère un peu malsaine au réalisateur. Un besoin de marquer, de
choquer. De vouloir nous embarquer jusqu'au bout, un peu trop. Dans
les deux cas, l'histoire est la même. Une course sans fin où le
spectateur plonge la tête la première pour accompagner les
protagonistes dans le cercle vicieux de la violence. Les deux
finiront mal, et s'annoncent dès le départ comme tels. Exemple, la
scène de fin de Little
Odessa est
l'une des plus sales que j'ai vues depuis fort longtemps. Je ne sais
pas si c'est le contexte, l'injustice, la surenchère, le drame porté
à son point névralgique, mais j'ai assez rarement été aussi
nauséeux devant cette image de fin. Car, certes, James Gray manie
ses climax avec
plus de finesse dans Two
Lovers
; il maîtrise ses scènes de violence avec plus de force dans La
Nuit nous appartient ;
il enveloppe ses scénarios, les dramatise, avec plus de sagesse, et
donc de talent, dans ses deux dernières réalisations. Reste que The
Yards
et
Little Odessa
sont des grandes merveilles. Des grands films des années 1990. Des
repères de toutes les grandes trames des films noirs futurs ; des
hommages sans fin aux films noirs passés ; des objets maîtrisés,
enlevés. Magnifiques.
Immense
James Gray.
The Yards, James Gray, 2000.
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