mardi 23 juillet 2013

Caché, ou la mise dans l'abîme


Une mise en scène du Cosi Fan Tutte de Mozart par Haneke me l'a remis en tête, et j'ai revu Caché. Une œuvre à part, un peu inaccomplie, mais renversante.
Caché, Michael Haneke, 2005.

Pitch et plot. 
Une image de rue apparaît à l'écran. Fixe. Des gens passent, puis une voiture, un vélo. Des lettres apparaissent progressivement sur la pellicule et dévoile le générique du film, par-dessus l'image de la rue, en arrière-plan. On voit vaguement le portail d'une maison, puis un homme, loin, très loin, qui en sort. Au bout de deux minutes, d'un coup, l'image se rembobine et l'on entend une conversation qui confirme que le spectateur regarde désormais un écran de télévision dans l'histoire. Le spectateur comprend qu'il voit un film dans le film, mais ne sait pas ce qu'il veut dire, ni par qui il est filmé, ni pourquoi. Le caractère tordu, banal, renversant de cette intro, c'est l'essence de Caché. Un animateur d'émissions télé littéraires, un croisement entre Pivot et Field, reçoit des cassettes anonymes sur le pas de sa porte. Des vidéos de lui, de quartiers, de la maison de son enfance, accompagnées de dessins bizarres qui représentent des scènes ensanglantées. Lui, intellectuel jusqu'à la moëlle des livres qui tapissent son salon et arrogant comme un type du monde télévisuel ; elle, femme un brin délaissée et un peu hystérique ; eux, parents d'un gamin en plein malaise. Les cassettes continuent d'arriver. La famille disjoncte.

Les ratés.
J'aime tellement ce film que j'ai envie d'évacuer dès le départ tous ses défauts, et il n'y en a au moins deux, et pas des moindres:
- Les acteurs français sont un brin faiblards. J'ai toujours pensé qu'un réalisateur non-natif avait du mal à totalement filmer des Français - Tarantino dans Inglorious, Farhadi dans Le Passé, tous les films avec Cotillard (heu... la raison pour cette dernière est sans doute à chercher ailleurs)- peut-être parce que notre tradition est si théâtrâââle qu'un film réaliste nécessite un réalisateur qui sache dire à un acteur qui se croit au Rond-Point: "ta gueule". Auteuil, capable du bon (La fille sur le pont), du moins bon (L'adversaire), mais surtout du (très) négligeable (heu... tout le reste de sa filmographie, à peu de choses près), est ici pas trop mal, en intellectuel médiatique terrorisé, en homme d'honneur sans honneur, en victime d'harcèlement et en bourreau. Binoche, capable du très, très bon, et du très, très mauvais, est un brin décevante, pas dans son jour, pas dans son environnement, pas folichonne, alors même que son rôle se prêterait à une vraie performance - ce dont elle est plus que capable. Bénichou, en revanche, est génial. Mais on le connaît que de très loin - et son rôle, bien que central, est restreint. L'acteur qui joue l'ado est pas mémorable - Arno Frisch, dans Benny's video, l'était lui absolument. Quoiqu'il en soit, ma sempiternelle critique de l'acting à la française un peu vain trouve ici toute sa pertinence ; les acteurs, les bons comme les mauvais, se pensent sur une scène du Français, et surjouent un peu, n'arrivent jamais à nous faire oublier que l'on regarde un film; ne parviennent pas à nous emmener hors d'une scène de théâtre (qui a mille atouts mais que le ciné rend parfois mal) et on peut leur en vouloir, car ils font passer Caché du statut de chef d'oeuvre à celui d'une oeuvre juste bonne.
- L'un des enjeux politiques derrière l'histoire n'est, selon moi, pas tout à fait convaincant. La guerre d'Algérie est un arrière-fond à cette histoire complexe, et l'idée est à l'origine très bonne: les Français la filment peu ou mal, et Haneke porte un propos de relation amour-haine sur les liens franco-algériens qui est foncièrement pertinent, puisqu'une telle analyse permet de dépeindre beaucoup plus clairement, beaucoup plus précisément, le passé colonial trouble de la France dans une optique non-manichéenne et nécessairement ambigüe (ça vaudra toujours mille fois mieux qu'un film bien débile  sur la torture en Algérie légitime-paske-comme-le-chef-d'oeuvre-qu'est-La-Rafle-ça-parle-de-tragédies-historiques-et-si-vous-aimez-pas-vous-avez-pas-de-coeur-d'abord - genre L'Ennemi intime). Mais en définitive, l'enjeu de fond reste juste caressé, trop suggéré, par pudeur ou par arrogance, on ne saurait trop dire. On pourra opposer qu'en faire une toile de fond donne une grande force au récit (en analysant ce qui n'est pas dit) ; c'est une position tout à fait acceptable. J'y ai vu pour ma part plutôt un prétexte au scénario (ce qui n'est pas un crime en soit), ou peut-être plutôt une idée pas totalement aboutie - dommage.

Ces deux mises au point faites - qui touchent quand même aux acteurs et une partie du scénario -, passons aux choses sérieuses.

La cinématographie parfaite.
Loin de moi l'idée qu'un film doive recevoir un prix à Cannes ("c'est l'effet Cannes...") pour mériter l'admiration du public. Les prix sont parfois vains, et pas toujours mérités (suivez mon regard vers Lars Von Trier). Mais si Caché a reçu le prix de la mise en scène, ce n'est pas non plus un hasard. Ce film, avec un budget assez modeste, offre une leçon de cinéma. Pas à la Refn et ses plans perchés. Pas à la Malick et ses envolées de caméra en mode retour aux sources. Pas même à la Kubrick et ses fulgurances de lumière, de violence, de charme. Haneke montre ce qu'une caméra posée peut faire. Juste ça. Une caméra, une télévision, une télécommande. En termes de réalisation, en termes de scénario, en termes de suspense, en termes de violence, en termes psychologiques, en termes de vision de l'image. La réalisation est assez froide, comme du Haneke. Mais la pensée cinématographique, même sans considérer la force qu'elle donne au propos, est sidérante. Le film fait partie des rares que je connaisse à ne pas avoir de bande son. Aucune musique, aucun accompagnement. Un manifeste ultra-réaliste sur la force brute de l'image, juste l'image. Haneke est un réalisateur qu'il ne sert à rien d'encenser en lui-même, parce qu'il a un côté détestable, à juste titre, qui découle la radicalité de sa réalisation - mais c'est un vrai réalisateur, et quel putain de réalisateur.

La réflexion sur l'image et sa manipulation.
Le film est une réflexion extrêmement fine du début à la fin sur le pouvoir de l'image, sa manipulation, sa vérité, son fantasme, sa terreur. Tout le monde en est victime: le personnage d'Auteuil, confronté à ces cassettes anonymes ; l'audience de l'émission d'Auteuil, qu'il se plaît lui-même à trafiquer pour la rendre plus accessible ; les proches d'Auteuil, confronté à ses mensonges et sa culpabilité ; le "frère" d'Auteuil, victime ou coupable des manipulations ; et surtout, le spectateur, confronté aux manipulations d'Haneke. La profondeur de la mise en abyme est à donner le tournis. Mais c'est une seule logique qui est à l'oeuvre: celle de l'insaisissable, de l'incertain. Spectateurs et personnages sont piégés dans ce jeu de massacre, où personne ne sait qui maîtrise quoi. La scène où Podalydès raconte son histoire de vieille dame qui le prend pour la réincarnation de son chien est parfaite en la matière: elle suggère au spectateur un rire jaune, une forme de rire étouffé, une sidération sur la profondeur et la vacuité de son histoire. C'est celle de Caché. Une histoire complète et banale, un enjeu historique et minable, le récit d'un détail et d'un évènement fondateur. Renversant. Dans ce que le film nous dit de la télévision, de notre addiction à l'image, de notre dépendance à ce que l'on voit ou pense voir. Vraiment renversant.

Cachés.
Je me suis rematé Caché quelques jours avant qu'une histoire incroyable m'arrive, qui mettait en jeu un sentiment d'insécurité permanent, un doute planant sur mes matinées et mes soirées, et un besoin de devoir m'en extraire - absolument. Fort heureusement, l'issue de mon histoire est mille fois moins tragique que celle de Caché. Mais le film résonne comme un écho à ce passage éphémère de ma vie: un récit injuste, flippant, vertical. Qui tombe de nulle part. Gratuit. Quelque chose qui résonne avec le côté instable de l'existence. Quelque chose qui résonne avec ce qu'on doit se retrouve à incarner, à un moment ou à un autre, des êtres en fuite ou des êtres cachés. Sans aller trop loin dans la comparaison, j'étais stupéfait, en le rematant une troisième fois après cette histoire personnelle, de voir à quel point l'impossible compréhension de la situation d'Auteuil par ses proches, sa femme, ses amis, son patron, était bien représentée à l'écran. Un truc qui ne se transmet pas.  

Caché est une fable cruelle sur le passé, sur le secret, sur sa manipulation et sur ses conséquences. Ce qui est drôle, c'est que j'ai rarement été aussi paumé dans mes conclusions narratives à la fin d'un film: à côté, la fin de 2001, c'est un manuel. Ici, je suis vraiment incapable de dire qui a fait quoi, pourquoi, comment. Non par l'arrogance de la réalisation mais par sa profondeur de champ. Le dernier plan, en particulier, est stupéfiant tant il demande de l'attention au spectateur non-averti que je suis, devenu habitué à ce qu'un gros plan me précise bien ce qu'il faut regarder dans une scène, et pourquoi. Là, on peut totalement voir ce dernier plan comme un simple plan fixe de fin de film, alors qu'il est une clé qui devrait permettre de comprendre le film (mais qui ne permet pas d'accéder à une solution narrative définitive pour autant). L'articulation de ce scénario atteint des niveaux rarement égalés, où le fond et la forme, sur le plan de la réflexion cinématographique, politique, philosophique, ne font qu'un. Je pense que la seule autre comparaison possible serait avec du Fritz Lang, genre Metropolis (surtout - et sans doute inégalable en la matière) et M. Le Maudit (dans une moindre mesure). Sinon, je ne vois pas.

L'anecdote incompréhensible qui tâche.
Ceux qui n'ont pas (encore) eu l'immense plaisir (ou déplaisir) de voir ce film ne pourront pas apprécier à sa juste valeur l'anecdote suivante. Je leur conseille donc très vivement de passer leur chemin.

Dans la scène mythique de Caché, une carotide saute. La scène est ultra-violente, gore au possible. C'est une seconde, et pourtant, elle justifie à elle seule que ce film ne soit vu que par une minorité. On voit une première fois cette scène. Et puis, quelques instants plus tard, on revoit cette scène, mais cette fois par l'intermédiaire d'une cassette vidéo que les personnages du film regardent. L'atmosphère y change du tout au tout. Pourtant, c'est la même scène, la même image, peut-être même la même prise. Mais la captation du son, l'angle de la caméra, les circonstances de son visionnage, changent l'essence de la scène. C'est le coeur du film, son acmé, là où l'on voit ce que Haneke fait dire au cinéma, à sa justesse, à son hypocrisie, sa force. Et, la grande question, pour les personnages du film et donc les spectateurs (vous suivez encore?), c'est de savoir qui a filmé cette scène. Qui a posé cette caméra. Qui a filmé en direct cette mise à mort.

Un journaliste se baladait à Cannes en 2005, et il avait été capturé par ce film, terrorisé, intéressé, inquiété. Et il veut savoir. Donc, en interview avec Haneke, une fois en off, il lui demande: "qui a filmé la scène? Le fils? L'autre fils? La femme? Le frère?". Haneke le regarde et lui dit: "okay... je vais vous le dire. Mais juste à vous. La vérité, c'est que c'est moi, qui ai filmé cette scène".

Immense film sur l'image. Film imparfait, inabouti (j'avais envie de dire - parce que français mais c'est un peu mesquin). Immense film quand même.