Zero Dark Thirty, Kathryn
Bigelow, 2013.
La traque d'Oussama Ben
Laden, ennemi public n°1 (symbolique?) pendant dix ans. Une agente
bad-ass de la CIA devient obsédée par cette recherche ;
à moitié-folle à force de chasser des morts ; et
finit par mettre la main sur UBO. Attention, (grand) film à débats.
C'est marrant, les films
américains, ces temps-ci, ont arrêté de faire 1h25, et ont décidé
de devenir des films de 2h45. Comment se fait-ce ? Je ne sais.
Ni marque de qualité, ni de médiocrité, Zero Dark Thirty ne
déroge pas à cette nouvelle règle. Le film lancé, on sent tout de
suite la patte de la réalisatrice, qui commence avec l'horreur du
9/11 et se termine avec la mort de Ben Laden. Les premières scènes
mettent dans l'ambiance : un fond noir, des conversations
(fictives?) au moment de l'attaque du World Trade Center. Entrée en
matière magnifique. La suite est plus dure à avaler (ahah),
puisqu'on nous montre, assez en détails je dois dire, une scène de
water-boarding absolument gerbante. Bon, j'ai été, une funeste nuit
d'automne 2012, traumatisé par un film norvégien ultra-violent,
et suis devenu très, très sensible à la violence sur grand écran. Là encore, je
me suis senti assez mal en voyant ce pauvre gars virtuellement noyé
pour qu'il crache des informations sur le financement du terrorisme
international, mais bref, là n'est pas la question : la scène
est filmée sans complaisance aucune. Le regard porté par l'actrice
principale sur ce suspect torturé au nom du Bien occidental est froid ;
sans indignation complète ; mais sans justifier jamais le procédé. Ce
qui est assez génial, malgré le côté too much de la torture
filmée à l'écran (mes amis réalisateurs veulent de moins en moins
faire appel à la suggestion, et c'est parfois dommage). L'ombre d'Abou
Ghraib, la saleté de Guantanamo, sont incarnés tout en un dans ces
quelques scènes ; dures à voir ; jamais complaisantes.
Ensuite s'enchaîne cette folle traque d'une ombre, d'un symbole
même, de l'Irak au Pakistan, en passant par l'Afghanistan et les
attentats de Londres. On cherche Ben Laden partout ; on ne le
sait nulle part. Le paysage politique brossé, de la furie bushienne
du contexte irakien au tournant Obama de 2009, est parfait. L'Amérique dépeinte est assez sale ; meurtrie ;
peu sûre d'elle. Tous les mythes sur cette traque tombent. Rien que
pour ça, Bigelow fait œuvre de salubrité publique avec son œuvre :
on n'y voit pas un romantisme de la vengeance ; ni une furie
politique de rédemption dans le sang. On n'y voit pas même une
volonté de faire advenir un projet politique ; mais un processus
bureaucratique lent, sans arguments. Un truc mécanique.
Cette dimension est très bien vue, ce me semble, par le scénariste,
puisqu'il dévoile ce qu'est nécessairement un enjeu comme celui de
la traque de Ben Laden : un symbole, un sacrifice, un objectif
forcément débile, forcément inatteignable rationnellement. Et
cela est filmé magnifiquement. Sans déflorer la fin du
récit, on termine par la scène absolument fabuleuse de l'attaque de
la forteresse de Ben Laden, où Bigelow montre tout ce qu'elle sait
faire en termes de réalisation, et avec une violence, cette fois,
nécessaire et fondamentale. L'image est simplement parfaite ;
le montage, à couper le souffle ; et un déroulement qui se veut tout sauf spectaculaire. 1er mai 2011, le film disparaît dans
les ténèbres de l'actuel.
En sortant du film,
j'étais bouche bée. Bien que ce film ne soit sans doute pas
parfait, peut-être un peu vite scénarisé, vite réalisé, vite
bouclé, il faut concéder que Bigelow a un sens de la réalisation
impressionnant : on peut lui reprocher de prendre un peu le
spectateur par la main (en donnant à chaque plan une date, un lieu,
la moitié du temps d'ailleurs en disant, ''prison de la CIA, lieu
tenu secret'') ; on peut lui reprocher cette caméra un brin
remuante, excitée ; on peut lui reprocher cette prétention de
retracer toute la décennie de 2010 en deux heures trente, en en
laissant des aspects importants de côté (type conflit
israélo-arabe). Mais Bigelow offre, selon moi, l'un des premiers
films post-2010 fondamentaux sur une décennie de mort. Elle filme
avec brio la paranoïa américaine ; la cristallisation d'un
choc idéologique voulu par deux camps ; elle observe avec
désarroi et réalisme les désastres de ce début de siècle. La
violence de ce nouveau monde ; la haine partagée ;
l'idéologie destructrice de l'islamisme radical ; la prétention
souvent vaine de l'Amérique. Avec une actrice centrale magnifique ;
qui ne surjoue jamais ; qui suggère en permanence ; et là
encore, déromantise totalement le rôle qui peut être celui d'un
agent dans un enjeu comme celui-là. Jessica Chastain est sale ;
obsédée ; presque folle. Elle est frêle ; elle arrive à
nous suggérer son intégrité et sa dangerosité. Très intelligente
que la création de ce personnage à plusieurs facettes, qui peut
être interprété comme héroïne ou comme ange exterminateur
(combien de fois dit-elle : ''tuez-le pour moi'' avec une
froideur à rendormir un mort), et qui doit, évidemment, recouper
des dizaines de personnages réels de cette histoire invraisemblable.
D'ailleurs, Bigelow choisit de ne pas prendre le parti de filmer à
partir du point de vue d'Al-Qaida, et cela rend le film d'autant plus
froid, donc d'autant plus percutant. La nébuleuse reste en
permanence une ombre, qui utilise les enjeux politiques locaux pour
se cacher, pour prospérer. Ce qui rend l'affrontement encore plus
opaque, encore plus terrifiant. La narration, grâce à ces éléments,
devient extrêmement intéressante.
Zero Dark Thirty
est très beau : en le voyant, on pense à du Greengrass, en
mieux ; au Carlos
d'Assayas ; aux derniers films de guerre (intéressants) des
années passées, comme Jarhead ou
Démineurs (de la même
réalisatrice pour ce dernier). Avec ce soupçon de réalisme en
trop ; cette envie de coller en permanence au réel ; ce
désir total pour démontrer la désillusion nécessaire des
''grandes'' aventures. En le saupoudrant de quelques touches de
fiction ici et là. Cet équilibre permanent entre réalisme total et
fiction nécessaire peut être gavant : on s'y perd entre ce
qui relève de la réalité et ce qui est créé pour le film
(honnêtement, à la sortie d'un film pareil, je serais incapable de
distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas). Mais l'équilibre
est ici assez bien trouvé pour que le message politique reste
ouvert : la mort de Ben Laden n'apporte rien, et c'est ce que le
film montre ; la décennie n'apporte rien, et c'est ce que le
film montre. Loin d'être un aveuglement américanophile, le film
reprend, par endroits, cette phrase de je-ne-sais-plus-qui qui disait
qu'une défaite des États-Unis n'a jamais été une victoire pour le
monde. Forcément engagé, mais jamais bêtement, le film avance un
message politique à tâtons, assez ouvert pour ne pas être
énervant ; assez clair pour ne pas être vide. Ni
propagandiste, ni anti-américaine, c'est l'une des fables sur
l'histoire récente des États-Unis les plus exactes, les plus
intéressantes, qu'il m'ait été donné de voir ces derniers temps.
Le film reste assez lent ; prend son temps ; fait montre de
plusieurs très belles fulgurances ; et offre trente dernières
minutes absolument magnifiques. Pas foncièrement surprenant, mais
beaucoup plus subtil qu'il n'y paraît, Zero Dark Thirty
est une très belle œuvre. Certainement ce qu'on pouvait faire de
mieux sur le sujet ; certainement ce qu'on aura fait de mieux
sur le sujet. Car à la fin d'une œuvre pareille, il n'y a plus
grand chose à dire. Bon film.