lundi 11 février 2013

Zero Dark Thirty - Où est Charlie ? (2.0)

Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow, 2013.


La traque d'Oussama Ben Laden, ennemi public n°1 (symbolique?) pendant dix ans. Une agente bad-ass de la CIA devient obsédée par cette recherche ; à moitié-folle à force de chasser des morts ; et finit par mettre la main sur UBO. Attention, (grand) film à débats.

C'est marrant, les films américains, ces temps-ci, ont arrêté de faire 1h25, et ont décidé de devenir des films de 2h45. Comment se fait-ce ? Je ne sais. Ni marque de qualité, ni de médiocrité, Zero Dark Thirty ne déroge pas à cette nouvelle règle. Le film lancé, on sent tout de suite la patte de la réalisatrice, qui commence avec l'horreur du 9/11 et se termine avec la mort de Ben Laden. Les premières scènes mettent dans l'ambiance : un fond noir, des conversations (fictives?) au moment de l'attaque du World Trade Center. Entrée en matière magnifique. La suite est plus dure à avaler (ahah), puisqu'on nous montre, assez en détails je dois dire, une scène de water-boarding absolument gerbante. Bon, j'ai été, une funeste nuit d'automne 2012, traumatisé par un film norvégien ultra-violent, et suis devenu très, très sensible à la violence sur grand écran. Là encore, je me suis senti assez mal en voyant ce pauvre gars virtuellement noyé pour qu'il crache des informations sur le financement du terrorisme international, mais bref, là n'est pas la question : la scène est filmée sans complaisance aucune. Le regard porté par l'actrice principale sur ce suspect torturé au nom du Bien occidental est froid ; sans indignation complète ; mais sans justifier jamais le procédé. Ce qui est assez génial, malgré le côté too much de la torture filmée à l'écran (mes amis réalisateurs veulent de moins en moins faire appel à la suggestion, et c'est parfois dommage). L'ombre d'Abou Ghraib, la saleté de Guantanamo, sont incarnés tout en un dans ces quelques scènes ; dures à voir ; jamais complaisantes. Ensuite s'enchaîne cette folle traque d'une ombre, d'un symbole même, de l'Irak au Pakistan, en passant par l'Afghanistan et les attentats de Londres. On cherche Ben Laden partout ; on ne le sait nulle part. Le paysage politique brossé, de la furie bushienne du contexte irakien au tournant Obama de 2009, est parfait. L'Amérique dépeinte est assez sale ; meurtrie ; peu sûre d'elle. Tous les mythes sur cette traque tombent. Rien que pour ça, Bigelow fait œuvre de salubrité publique avec son œuvre : on n'y voit pas un romantisme de la vengeance ; ni une furie politique de rédemption dans le sang. On n'y voit pas même une volonté de faire advenir un projet politique ; mais un processus bureaucratique lent, sans arguments. Un truc mécanique. Cette dimension est très bien vue, ce me semble, par le scénariste, puisqu'il dévoile ce qu'est nécessairement un enjeu comme celui de la traque de Ben Laden : un symbole, un sacrifice, un objectif forcément débile, forcément inatteignable rationnellement. Et cela est filmé magnifiquement. Sans déflorer la fin du récit, on termine par la scène absolument fabuleuse de l'attaque de la forteresse de Ben Laden, où Bigelow montre tout ce qu'elle sait faire en termes de réalisation, et avec une violence, cette fois, nécessaire et fondamentale. L'image est simplement parfaite ; le montage, à couper le souffle ; et un déroulement qui se veut tout sauf spectaculaire. 1er mai 2011, le film disparaît dans les ténèbres de l'actuel.

En sortant du film, j'étais bouche bée. Bien que ce film ne soit sans doute pas parfait, peut-être un peu vite scénarisé, vite réalisé, vite bouclé, il faut concéder que Bigelow a un sens de la réalisation impressionnant : on peut lui reprocher de prendre un peu le spectateur par la main (en donnant à chaque plan une date, un lieu, la moitié du temps d'ailleurs en disant, ''prison de la CIA, lieu tenu secret'') ; on peut lui reprocher cette caméra un brin remuante, excitée ; on peut lui reprocher cette prétention de retracer toute la décennie de 2010 en deux heures trente, en en laissant des aspects importants de côté (type conflit israélo-arabe). Mais Bigelow offre, selon moi, l'un des premiers films post-2010 fondamentaux sur une décennie de mort. Elle filme avec brio la paranoïa américaine ; la cristallisation d'un choc idéologique voulu par deux camps ; elle observe avec désarroi et réalisme les désastres de ce début de siècle. La violence de ce nouveau monde ; la haine partagée ; l'idéologie destructrice de l'islamisme radical ; la prétention souvent vaine de l'Amérique. Avec une actrice centrale magnifique ; qui ne surjoue jamais ; qui suggère en permanence ; et là encore, déromantise totalement le rôle qui peut être celui d'un agent dans un enjeu comme celui-là. Jessica Chastain est sale ; obsédée ; presque folle. Elle est frêle ; elle arrive à nous suggérer son intégrité et sa dangerosité. Très intelligente que la création de ce personnage à plusieurs facettes, qui peut être interprété comme héroïne ou comme ange exterminateur (combien de fois dit-elle : ''tuez-le pour moi'' avec une froideur à rendormir un mort), et qui doit, évidemment, recouper des dizaines de personnages réels de cette histoire invraisemblable. D'ailleurs, Bigelow choisit de ne pas prendre le parti de filmer à partir du point de vue d'Al-Qaida, et cela rend le film d'autant plus froid, donc d'autant plus percutant. La nébuleuse reste en permanence une ombre, qui utilise les enjeux politiques locaux pour se cacher, pour prospérer. Ce qui rend l'affrontement encore plus opaque, encore plus terrifiant. La narration, grâce à ces éléments, devient extrêmement intéressante.

Zero Dark Thirty est très beau : en le voyant, on pense à du Greengrass, en mieux ; au Carlos d'Assayas ; aux derniers films de guerre (intéressants) des années passées, comme Jarhead ou Démineurs (de la même réalisatrice pour ce dernier). Avec ce soupçon de réalisme en trop ; cette envie de coller en permanence au réel ; ce désir total pour démontrer la désillusion nécessaire des ''grandes'' aventures. En le saupoudrant de quelques touches de fiction ici et là. Cet équilibre permanent entre réalisme total et fiction nécessaire peut être gavant : on s'y perd entre ce qui relève de la réalité et ce qui est créé pour le film (honnêtement, à la sortie d'un film pareil, je serais incapable de distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas). Mais l'équilibre est ici assez bien trouvé pour que le message politique reste ouvert : la mort de Ben Laden n'apporte rien, et c'est ce que le film montre ; la décennie n'apporte rien, et c'est ce que le film montre. Loin d'être  un aveuglement américanophile, le film reprend, par endroits, cette phrase de je-ne-sais-plus-qui qui disait qu'une défaite des États-Unis n'a jamais été une victoire pour le monde. Forcément engagé, mais jamais bêtement, le film avance un message politique à tâtons, assez ouvert pour ne pas être énervant ; assez clair pour ne pas être vide. Ni propagandiste, ni anti-américaine, c'est l'une des fables sur l'histoire récente des États-Unis les plus exactes, les plus intéressantes, qu'il m'ait été donné de voir ces derniers temps. Le film reste assez lent ; prend son temps ; fait montre de plusieurs très belles fulgurances ; et offre trente dernières minutes absolument magnifiques. Pas foncièrement surprenant, mais beaucoup plus subtil qu'il n'y paraît, Zero Dark Thirty est une très belle œuvre. Certainement ce qu'on pouvait faire de mieux sur le sujet ; certainement ce qu'on aura fait de mieux sur le sujet. Car à la fin d'une œuvre pareille, il n'y a plus grand chose à dire. Bon film.