mardi 19 avril 2016

A l’Ouest d’Eden – La Porte du Paradis



La Porte du Paradis, 1980, Cimino


Pitch.
En 1870, un WASP est diplômé d’Harvard, et les portes du monde s’ouvrent à lui. En 1890, un Marshal d’un comté paumé du Wyoming doit faire face à l’avidité d'un groupe d'éleveurs plein aux as qui s’apprêtent à déchaîner l’enfer dans un village du fond des âges américains, allemands, russes et polonais. Un chasseur de primes abat des voleurs alentours. Au milieu d’eux, il y a une française, une Emma Bovary à la tête d’un bordel. 

Le Grand Michael Cimino
Certains créateurs sont de grands malades. Beaucoup le sont. Cimino est un egomaniac, que l’on a décrit comme un taré autiste, mégalomane, complètement frappé. En réalisant La Porte du Paradis, il a brûlé sa réputation, il a tué dans l’œuf l’avenir qui s’ouvrait à celui qui a été acclamé pour son Deer Hunter (Voyage au Bout de l’Enfer en VF, mais je ne sais pas pourquoi, plus le temps passe et plus j’adore le titre original de ce film). Je suis un fan absolu de The Deer Hunter, soit dit en passant, qui est le plus grand rôle de De Niro à mes yeux.

Il est impossible d’aller dans le détail de l’histoire de La Porte du Paradis, et encore davantage dans l’historique de ce film. Ce film est un monstre. Une monstruosité. Il est trop grand pour le cadre qu’il s’est vu donner. Un budget de 44 millions de dollars, ce qui pour l’époque est simplement énorme. Le plus grand foirage de l’histoire d’Hollywood au moment de sa sortie - 3 ou 4 millions au box office. Il veut trop dire, trop faire. Il arrive en retard, il arrive en avance. Il dépeint une société qui n’existe plus dans notre imaginaire. Il tue le Western, il tue le cinéma américain, il tue tout. Il dépeint une société fragile et des personnages perdus. Il montre les paysages splendides du Wyoming, les trains d’immigrants qui passent, des troupeaux et des pâturages. Il montre les lacs et les montagnes, la poussière et le soleil qui tape. 

Il montre une Amérique qui est une Europe actuelle, en identité complexée et en situation politique indéterminée. Il montre des hommes torturés, et des femmes violentées. 

Michael Cimino a ce chic, cette classe, de montrer ce qu’il voit dans l'homme, dans le village, dans la communauté. Les scènes de village sont splendides, la musique, comme dans le Deer Hunter, plante une dimension historique splendide à une communauté de quelques centaines de migrants européens. Il prend son temps, il regarde ses personnages se chercher. Il montre la violence. Il montre des amours sans base. 

Il refait son film précédent, il le sublime en un sens. Il ne le dépasse pas mais le revisite, il reprend le thème de la guerre, de la violence, du subi. On sent la folie de la réalisation, la précision de l’image, la photographie fascinante. Une image enlevée, un rythme assez lent, une montée en puissance comme sait le faire le cinéma américain. Et un final de tous les diables, une apogée tellement monstrueuse, qui clôt une histoire destinée à être tragique.

Le cowboy révolté
Le flop qu’a fait ce film est, lis-je, en partie attribué à ce qu’il fut réalisé à la fois trop tard et trop tôt. Trop tard parce qu’il passait après les générations de Coppola et de Kubrick. Trop tard parce qu’il portait un message contestataire, de ce marxisme teinté de logique libertarienne que seuls les Etats-Unis savent montrer. Il résonne, aussi, avec l’actualité atroce qui est la nôtre sur les migrations. Il veut, sans doute à grands frais, montrer une autre histoire de la naissance de la nation américaine, celle qui hait l’Etat, celle qui se développe malgré lui. Il montre les hectares de terre qui constituent le cœur à vif du pays. Il montre en un sens le berceau d’une révolte loin d’être idéologique, mais absolument pratique : on me rappelait à cette occasion qu’une partie du berceau de la gauche sociale américaine ne venait pas alors – ou pas seulement – de grandes villes étudiantes et industrielles, mais bien du fond de campagnes américaines et des conséquences des mouvements de population vers l’Ouest. 

Le film, en cela, est vraiment doux-amer, puisqu’il ne fait pas d’un propos politique son centre – ce qui aurait certainement eu la fâcheuse tendance de m’agacer – mais en fait sa toile de fond, son motif. Car c’est avant tout une histoire d’amour, forcément tragique, que l’on nous présente. En nous identifiant au Marshal transi, perdu, qui se débat dans ses contradictions et dans la misère qu’il a choisie, on se love dans la douceur et la violence d’un triangle amoureux morbide, un Jules et Jim qui rencontre L’Homme qui tua Liberty Valance. J’aime bien le terme de « western révisionniste » pour parler de film, car c’est vraiment de ça qu’il s’agit : on tue le mythe à la John Wayne, on exorcise les combats et les massacres des Indiens, et l’on montre un western à l'opposé de la veine de la Conquête de l’Ouest. Ici, les migrants sont destinés à être massacrés, et le film déroule sa mécanique sans la dimension classique d’un western. Il en fait un outil de révolte. Il y a du Steinbeck là-dedans, une vision qui adore l’Amérique et la déteste à la fois, sentiment que je trouve complètement juste – et j’ai même du mal à comprendre comment l’on pourrait penser autrement. 

Le film sort en pleine essor de Ronald Reagan, et le symbole est terrible. Le cowboy à la Maison Blanche contre le cowboy révolté. Et le film s’écroule au box office, comme si c’était écrit. 

Film méconnu
Les acteurs sont géniaux, Isabelle Huppert particulièrement forte, je l’ai rarement vu jouer à un si jeune âge. Walken est bien aussi, et j'aime beaucoup la performance de Kristofferson. La musique est fantastique, j’ai presque versé une larme en entendant une version musicale de Der treue Husar (la chanson allemande absolument démente chantée par la femme de Kubrick à la fin des Sentiers de la Gloire, une scène qui, si elle ne vous fait pas chialer à la fin du film, me fait m’interroger sur le salut de votre âme).

Je pense à plusieurs couleurs en voyant ce film : la campagne enflammée des Moissons du Ciel, le côté pictural de Barry Lyndon, la structure narrative en apothéose d’un Parrain. Ce film a été un fiasco, et il y a des raisons, autres qu’historiques, pour que ce soit le cas : il est ambitieux, arrogant parfois, il est un peu brouillon, pas complètement cohérent, certains passages sont clairement rajoutés à la dernière minute (genre la narration), il est monté à la serpe, il a presque l'air pas fini, on a l’impression d’effleurer seulement le film dans ses 2h30. Son historique doit être aussi horrible que celle d’un Lost in la Mancha et autres films maudits. Une version finale est ressortie en 2012 de 3h39, qui doit lui rendre encore davantage son honneur. Et je vais me presser de la visionner. CAR JE M'EN FOUS: CE FILM EST UNE BOMBE. Peu importe ses défauts, ses faiblesses, La Porte du Paradis est une œuvre somptueuse, poignante, à tel point que je me demande comment j’ai pu passer à côté auparavant. Un des grands films que j'ai vu ces dernières années.

Bien, là c’est la partie où je délire un peu et je me tape une surinterprétation du film tout seul, mais enfin, allons-y. Ce que j’aime particulièrement dans ce film, c’est ce qu'il a généré en moi, une forme de tristesse joyeuse, par ce que je considère comme un des sous-textes du film : le Marshal est un homme dont on ignore les motivations et dont on ne peut que subodorer les raisons d’avoir abandonné une partie de son avenir, de son ambition, pour être devenir Marshal d'un comté perdu et misérable. Il a abandonné son amour de jeunesse, qu’on nous présente au départ comme la promesse d’un amour éternel. La scène, très courte, de transition d'une situation à l'autre m'a marqué. Il a vieilli, a pris vingt ans dans la gueule. Se retrouve au milieu de nulle part. Il fuit. On pourrait penser, en un sens, qu’il retrouvait là sa solitude et donc sa liberté. Et la conclusion n’en est que plus tragique, quand cette liberté finale s’incarne dans l’exil et le remord.

Magnifique.