mercredi 13 novembre 2013

Unsere Mütter, Unsere Väter - A l'Est, Rien de Nouveau

Unsere Mütter, Unsere Väter, Philipp Kadelbach, 2013.

Pitch et plot.
1941. Ils étaient cinq. Cinq Allemands à la fleur de l'âge, plein de rêves, avant la vie presque, rendus fous par l'effervescence nationaliste, emportés par les circonstances folles du nazisme et de la guerre. Trois partent sur le front de l'Est ; deux restent à Berlin. Au début, ils étaient cinq.
 
L'origine.
Unsere Mütter, Unsere Väter est une production de la chaîne publique allemande ZDF, diffusée en 2013. Trois épisodes de 1h30 chacun, conçus comme un téléfilm, réalisés comme un vrai film. Le titre se traduit par : « nos Mères, nos Pères ». Les Français et les anglophones ont cru bon de le traduire par « Generation War », ce qui pourrait se justifier, mais déjà dénature le sens de cette fable. Le film montre, et c'est tout l'enjeu, l'histoire de Nos Mères, et de Nos Pères pendant la Seconde Guerre Mondiale. De nos Mères et nos Pères allemands, bien sûr. Mais aussi de nos Parents anglais, français, européens, surtout. La Seconde Guerre Mondiale (et non pas la Deuxième, puisque Seconde est l'optimisme qui permet de construire le fait que ce fut la dernière) justement, que l'on a vue, revue, re-revue, explorée, disséquée, au cinéma. Par le très sérieux, par le potache, par le tragique, par l'héroïsme, par le tire-larmes. Du point de vue américain, français, anglais, parfois polonais, russe ou ukrainien. Presque jamais du point de vue allemand. Et c'est de ce nécessaire point de vue que part ces trois épisodes qui constituent une œuvre complète de 4h30.

La réal'.
Production publique allemande, qui ne fait pourtant pas avec des milles et des cents, la réalisation des trois épisodes est de très bonne facture. Emmené caméra à l'épaule, le film – oui, désormais, je ferai référence à ces trois épisodes comme à un seul – s'articule comme une plongée au cœur de l'Allemagne nazie, nous emmène des beaux quartiers de Berlin au froid de la Russie soviétique, de l'Ukraine torturée à la Pologne résistante. La caméra bouge beaucoup, les scènes de combat, en particulier, sont extrêmement impressionnantes. Je l'ai vu dans de très bonnes conditions, certes, mais il est évident que le souffle de la peur, les balles qui fusent, les tirs de mortier, la terreur, la survie, sont très bien rendus à l'écran. Les cinq acteurs sont forts. Très forts. Leurs rêves, leurs doutes, leurs réflexions, sont parfaitement amenés, questionnés, progressivement déchiquetés par le récit. La reconstitution historique est propre, du décor urbain au vide rural. On se doit d'observer une certaine perte de vitesse de la dernière partie du film, qui patauge un peu dans ses ambitions de fresque cinématographique. En fait, c'est aussi le moment où le spectateur se rend compte que ce film fut conçu d'abord comme un téléfilm, alors qu'il devrait être, il faudrait qu'il soit tellement plus. Mais ce n'est pas dramatique. Le caractère très académique de la réalisation, que l'on ne perçoit vraiment que dans sa dernière heure, est bien pardonné par l'enjeu politique qui la sous-tend.

La narration.
Wilhelm est chef de brigade. Il est le nazi qui ne l'est pas ; il est simple soldat, il est Allemand. Il part déjà plein de doutes, et emprunte le chemin de l'Humanité par la folie. Humain mais sanguinaire, juste mais injuste, soldat mais civil. De soldat de la Wehrmacht, il devient simple victime de la guerre. Son frère, Friedhelm, fait le chemin inverse. Il part enfant, rutilant, pleutre, sans boussole, et devient un nazi par défaut, cynique, atroce, massacreur sans vergogne, et pourtant lucide sur son rôle, sa place, son mal. "Les deux partent en héros, et reviennent en criminels". L'un déserte, l'autre pas, et pourtant, les deux perdent, et perdent tout. Leur humanité, leurs rêves, leurs êtres. Ils montrent ce qu'est le nazisme, pour l'Allemagne et pour le Monde, une tragédie complète, un échec inéluctable, une idée qui, et c'est que le film est fondamental, est non seulement destructrice, mais bien aussi autodestructrice. Autodestructrice parce que d'abord, ou plutôt aussi, destructrice de l'Allemagne. Allemagne incarnée par Viktor, le juif allemand de la bande, celui qui perd tout, son identité, sa vie, ses racines, et tente de s'en relever. Charlotte, nationaliste convaincue, devient infirmière sur le front de l'Est, devient femme, perd progressivement son humanité, et tente, jusqu'à la fin, de redevenir humaine. Greta, la chanteuse qui trahit malgré elle, et reste la plus atroce des représentations du nazisme, celle qui se bouche le nez, celle qui comprend trop tard, celle qui se révolte sans intention, sans ambition. Le croisement de ces destins, que le film raconte comme étant véridique, génère parfois l'agacement, tant l'ambition fictionnelle semble avoir prise sur le récit. Mais ce qu'il dit de l'Allemagne est réellement beau. Par cinq personnages qui sont à la fois bourreaux et victimes.

Nos Sœurs et nos Frères Allemands.
C'est drôle, en terminant le film, j'étais tellement emballé, que je voulais en mettre une photo sur ma page Facebook. Et puis, je me disais à la réflexion que ce serait mettre des personnages nazis en photo de couverture. Et bim ! Je me rendais compte du flot d'ambiguïté qui accompagnait le film, et qui accompagne sa réception. Ce film est profondément dérangeant parce qu'il nous montre le nazisme de l'intérieur, parce qu'il l'humanise, parce qu'il en explique l'origine, parce qu'il en comprend les causes. Quelle horreur existentielle que de se voir forcer à comprendre l'origine du nazisme ! Quelle difficulté que de s'attacher à des femmes et des hommes, et non à observer des monstres ! Mais oui, tous ces personnages, que j'ai suivis, que j'ai aimés, pour lesquels j'ai tremblé, aucun ou presque, hormis Viktor pour des raisons évidentes, n'a remis en question fondamentalement l'idéologie nazie - ou si, parfois, certains, ont dénoncé ses conséquences, mais comme n'importe quel mutin dans n'importe quelle guerre. Ce film est un antidote à la réponse trop facile au nazisme, à sa « monstrification ». Au « Le nazisme est atroce parce que monstrueux », le film répond que « Le nazisme est atroce justement parce qu'il est humain ». Il était le fruit de malades, oui, il était le fruit de fanatiques, oui, mais il était aussi, et peut-être surtout, le fruit de gens simples, de gens de bonne volonté (oui, je sais, ça casse pas non plus des briques, Hannah Arendt was here - mais je trouve que c'est foncièrement pertinent de le dire, de le redire). Quelle horreur. C'est ce que raconte ce film. Il montre ce qu'ont été nos sœurs et nos frères allemands. Ce que certains d'entre nous ont été. Ce que certains risquent encore de devenir.

La limite.
Le problème du film, c'est précisément cette honnêteté intellectuelle sur l'Allemagne. C'est cette capacité incroyable qu'ont les Allemands à regarder leur propre passé dans les yeux, à le condamner en l'expliquant, à l'expliquer en le condamnant. À montrer que oui, une Allemande, même intelligente, belle à pleurer, idéaliste, a dénoncé des juifs pendant le nazisme. À montrer que oui, un Allemand, même un homme bon, même un soldat en proie au doute, même un être questionnant sérieusement la « Victoire Finale »  fanatique du Troisième Reich, a tué des innocents, a massacré des « partisans ». Ce film est dur, parce que ce qu'il dit sur l'Allemagne, et en fait, sur l'Europe entière, est vrai. Sur la guerre, sur le nazisme, sur le fascisme, sur le nationalisme. Sur son infiltration dans les têtes, sur son influence sur les décisions, sur sa folie banale. Dans une certaine mesure, il abonde totalement dans le sens de la théorie qui fait du nazisme non pas un phénomène allemand mais un phénomène européen.
Mais ensuite vient un « trop plein » d'honnêteté. Par souci de réalisme, le film montre, aussi, des Polonais résistants (et des paysans) extrêmement antisémites. Des Soviétiques qui arrivent comme des tueurs sanguinaires. Des Ukrainiens pas toujours opposés à l'occupation nazie. Alors là, ce qui est dur, c'est que dans le fond, je pense qu'on ne peut presque rien reprocher au film. On connait Katyn, on connait l'horreur sans et après le nazisme, on connait la collaboration de nombre de responsables des pays envahis. Mais c'est dur de voir les Allemands le dire. Et on ne sait pas pourquoi. Comme si le crime nazi, même regardé avec calme, lucidité, et condamnation, leur ôtait le droit de montrer la collaboration de certains Etats occupés ; de douter du caractère fraternel des Soviétiques arrivés en terre slave ; de condamner l'antisémitisme et le racisme latents de nombre d'Etats de l'Est (et de l'Ouest, évidemment, mais qui n'est pas au centre du film), et qui s'incarneront bien souvent, après la fin de la Guerre. Cela me fait penser à cette blague atroce qu'un juif polonais m'a raconté, il y a quelques mois, lors d'un débat européen.

« Deux juifs polonais discutent, dans les années 1970. L'un est riche comme Crésus, l'autre extrêmement pauvre. Le second dit au premier:
- Mais comment fais-tu pour vivre aussi bien ?
Et le premier de répondre :
- C'est simple : je fais chanter les gens qui m'ont caché pendant la dernière guerre ».

La conclusion du film, c'est tout de même un sentiment de malaise. Le génie du film est de nous conférer de la compassion pour le fait que les premières victimes du nazisme étaient allemandes. Pour le fait qu'un soldat, nazi ou pas, reste un soldat. Attachant. Pour le fait qu'une femme, nazie ou pas, reste femme. Attachante. Que c'est difficile de le constater. Que c'est difficile à accepter.

Oeuvre.
Unsere Mütter, Unsere Väter fait œuvre de salubrité publique. C'est la première fois, à ma connaissance, que la Seconde Guerre mondiale est traitée du point de vue germanique avec autant de force et d'intérêt. C'est drôle, c'est le "A l'Ouest, Rien de Nouveau" de la Seconde Guerre Mondiale. C'est une œuvre expiatoire. On pourra lui reprocher une certaine ambiguïté sur le nationalisme allemand (il faut dire qu'on est vraiment pas habitué à voir un film qui ne dit pas, ne souligne pas, ne surligne pas mille fois que Nazi/Allemand/t'façonc'estpareil = vilain qui dit beaucoup "schnel, schnel") ; on pourra éventuellement s'indigner de ses considérations (pourtant, objectivement réelles) sur la Russie soviétique ; on pourra, peut-être, s'embarrasser de la place relativement peu importante qu'il laisse à la Shoah. Mais Dieu, que ce film est honnête, que son objectif est intéressant, que sa focale est dérangeante, que cette capacité à regarder au fond de l'abîme, à dévisager le nazisme, à montrer son abominable humanité et son absence totale d'humanisme, que tout ceci est vrai ! Que cette œuvre est fondamentale ! Et combien comprendre cette œuvre est nécessaire.

lundi 28 octobre 2013

Gravity. Ou quand Solaar Rit (J'ai honte).

Gravity, Alfonso Cuaron, 2013.


Patch & poutch.
Trois astronautes américains orbitent autour de la Terre. Un amas de débris fonce dans leur direction à 32.000 km/h.


The upside.
Gravity est une expérience visuelle, une vraie, un concept totalement barré qui dépasse sans doute, en tout cas dans la théorie, toutes les tentatives de filmer l'Espace (NB: dans cet article, je dirai Espace pour le truc noir autour de nous, et espace pour le concept branché qui fait bien en société. Exemple: "cette pièce de théâtre était fort bien mise en espace". Ou "Cette expérience sonore ludique dodécaphonique propose de réinventer l'espace urbain") qui ont été mises à l'épreuve par le passé. La réalisation du film est entièrement tournée vers là, faire de l'Espace un lieu subjectif, un lieu du sensible. La caméra embarquée suit, plonge, contre-plonge, passe en vue subjective, bouge, répond aux mouvements, aux sons, aux catastrophes, aux sentiments, au physique. En l'espace de trois minutes, le spectateur est complètement happé, presque par violence et non par narration, dans le film. On s'accroche à son siège, la trois dimensions vient nous frapper au visage avec son côté gadget, et sans doute pour la première fois justifiée à l'écran. Justifiée parce qu'elle participe à cette mise de l'Espace dans le domaine du sensible. Justifiée aussi parce que ce film n'aura AUCUN intérêt en dehors d'une salle de cinéma. Il renouvèle ce besoin d'immersion, cette aspiration de la salle obscure à nous enfermer, à nous y faire vivre. Et ça, c'est génial. La photographie du film, sa plasticité (me voilà à parler comme Jean-Marc Lalanne mais tant pis) impressionnent. L'ensemble du récit est totalement effacé par ce sentiment de perte, de dérive, que la caméra sait et peut accompagner à grands renforts d'effets numériques. Une première salve de débris arrive, et le spectateur est remué, pris à la gorge, cherche sa respiration, voit la fumée sur son casque, sent le froid, la perte de communication, l'enfer du vide. La beauté du film en devient même difficilement retranscriptible tant elle est basée sur l'immersion. Un truc presque total. La musique qui l'accompagne est totalement froide, souvent violente, parfois tire-larmes. Elle semble presque sortir de la caméra, elle suit et adapte le mouvement, témoigne de sa violence, accompagne l'isolement, l'angoisse. Le survival commence, le silence succède au tonitruant. En cela, le film atteint un niveau de perfection qui en est presque trop, qui est presque abject, qui est presque intolérable. Le détail numérique de ces nuages qui planent sur la terre, le détail des flammes qui ravagent un vaisseau, les battements du cœur du mourant qui résonnent dans le cinéma, tout ces effets sont accompagnés par le plaisir malin du réalisateur à mettre en images un rêve de gosse, mettre en images un voyage spatial, la réduction de l'homme à l’immensément grand. 90 minutes de détails, de grandeur, de plaisir ébahi d'un spectateur happé. La réalisation est magnifique. Le film est par là très, très grand. 

Sa narration est également bonne (oui, c'est contradictoire avec la suite de l'article). Plein d'inventivité, d'efficacité, pas de retours en arrière, pas de péripéties débiles. Elle va à l'essentiel, construit un récit visuel fort, simple, accessible. Du cinéma de divertissement qu'on aime, parce que sans fioritures. Ce qui excuse le côté beaucoup trop court du film, qui devrait durer deux fois plus longtemps, au moins. Qui devrait prendre son temps. Qui devrait obliger le spectateur à ressentir l'isolement par le rapport au temps, plus long. Mais qui reste une expérience comme je n'en ai pas vue, jamais, au cinéma. 

Et pourtant, ce film est contestable. Au moins un peu, peut-être pas qu'un peu. 


The down-side.
Grosse production américaine, on prend la première cruche venue (Sandra Bullock qui a joué dans... heu... ah, nan, pardon, on s'en branle). On ajoute une pseudo-romance avec Georges Clooney qui, attention, accrochez-vous à vos claviers, il « cabotine ». Wah. Waaaaaaah. Le risque est total. La réaction du public est un couperet. Ah non, pardon, on m'informe qu'il s'esclaffe à toutes ses vannes. Bon, allez, j'suis un peu rabat-joie là, à l'instant, non ? J'ai pas dit que ce film était trop beau? Visuel, sonore, immersif, prenant? Mais si ! Nan, allez, on va pas chipoter pour ça, une actrice mauvaise, et un type qui fait tout le temps la même chose au cinéma, t'façon, on s'en balance, le film est visuel et c'est tout. Pas de problème donc, on excusera cet acting pas scandaleux, mais vraiment pas non plus transcendant. Allez, je reprends ma dithyrambe. Ce film est donc une expérience visuelle absolument...

Ah, attendez, on m'informe que... heu... nan, nan, pardon, on me dit que j'ai pas encore entendu les dialogues.
...
...
...
Mais... mais non... Mais arrêtez ! Coupez le micro ! Nan, nan, je veux pas l'entendre. Je veux pas ! Nan, mettez-moi le film en muet s'il-vous-plaît. Nan, vraiment, j'veux du muet.

Mais pourquoi ces dialogues? Mais nan, mais... attends. Réfléchissons deux secondes. POURQUOI? Tout est nul, attendu, cliché, genre, "oh putain, j'tombe amoureuse d'un mec en combinaison de cosmonaute et ça renouvèle ma foi dans mon existence putride". Comment est-ce possible? Voici ma théorie. Alors j'imagine la scène (mon imagination est ce soir débordante). 

Hollywood, un jour de 2011. Cuaron, avec son accento muy espanol, vient d'obtenir 140 millions de dollars pour faire son film ; Clooney, en train de fumer la pipe et de faire des blagues, parce que c'est un mec super sympa, tout le monde le sait; Bullock, en train de regarder le mur pour ce qu'elle prend pour la dernière production de Vasarely. Soudain, une bombe explose. Le mur s'effondre. Trois hommes menaçants armés de trois stylos Bic et d'un dictaphone entrent dans la salle de réu, alors que Cuaron est en plein debriefing de Jorge Clooney sur son rôle en lui disant : « attation, hein, faut bien que tu ca-bo-ti-nes, sinon, le public est perdu, oublie pas, faut de la vanne bien facile, bien attendue, que tout le monde puisse bien comprendre, sinon ça marche pas ! ». Du coup, il ne dit que « attation », et puis s'arrête, du coup, à cause du mur qui s'effondre, tout ça. Les trois terroristes plaquent Jorge au sol, attachent Alphonse à une chaise, et laissent Sandra à ses rêveries bucoliques sur la signification de la philosophie de Heidegger sur la conception nietszchéenne du rapport entre l'Homme et la Nature. Les trois hommes s'avèrent être trois dialoguistes au chômage depuis la fin de Sept à la maison, et décident d'obliger Alphonse à réécrire l'ensemble des dialogues du film, pour lui donner un côté cinématographique bien moite, bien nul à chier. Alors Alphonse s'exécute, en allant sur le site www.tous-les-clichés-de-ce-qu'il-faut-dire-dans-l'espace.com (un site qu'il est bien). Après quelques heures, la liste est terminée, tous les bons gros clichés sont sur la table, les questions existentielles sur la vie et tout le tralala («  Oh, dis donc ! C'est zouli la Terre vu d'en haut ! », « Putain, on se sent un peu seuls ici, loin des Hommes. Et à la fois... hum... nous y sommes en paix. Serait-ce parce que nous fuyons une réalité qui nous échappe, parce que nos vies en bas sont nulles ? », « Je vais mourir. Si je m'en remettais à Dieu pour sauver mon âme et retrouver ma petite fille que j'ai perdue récemment dans un sinistre accident de chaussettes? »). Alphonse, embarrassé, décide que bon, il pourra quand même faire un film impressionnant, et que de toute façon, tout le monde s'en branle des dialogues aujourd'hui, et quand on voit la pauvreté des dialogues de la plupart des productions actuelles, ça laisse... heu... je trouve pas les mots pour... ... bon.


Un acting pas au top, ça va. C'est pas dramatique. Je veux dire, bon. Mais des dialogues millimétrés pour que sans l'ombre d'un doute, un enfant de 3 ans puisse se reconnaître et comprendre que: 
1) L'Espace c'est beau 
2) L'Espace c'est un peu dangereux quand même
3) La vie, c'est cool, et donc bats toi, et vas-y ma cocotte, et n'oublie pas d'aller dire à ta maman que tu l'aimes en allant acheter les frites sur le chemin du retour. Et dis des phrases comme: "La vie ne vaut rien... mais bon... rien ne vaut la vie, hein !". 

Franchement, c'est une vraie faute de goût.

Tous les rapports humains, sentimentaux, sont soulignés, surlignés, les deux en vrac, avec des stabilos moches et une espèce de bonne grosse logique hollywoodienne à l’œuvre, où tout doit être perceptible à 120 km à la ronde, sinon, hein, bon, le spectateur débile ne comprendra pas (il faut jamais prendre les gens pour des cons mais il ne faut pas oublier...). Sandra Bullock, en particulier, mériterait d'être mise au banc des accusés en compagnie des dialoguistes terroristes, parce qu'être transparente dans un film subjectif, c'est quand même ballot.

Donc bref, Gravity pêche par ce côté superproduction débile, où on sent tout ce qu'il y a de pire dans Hollywood, le côté moralisateur, la morale protestante (ou catho j'sais pas, j'fais plus la différence avec les Américains) bien nulle, bien rance de leçons sur la vie et sur la mort, et où si tous les clichés n'y passent pas, ça va pas. C'est franchement dommage, parce que le film n'aurait eu besoin que de silence. Que de dialogues normaux, genre, normaux. Genre, "ah je vais mourir". Je pense à la scène de 2001 où HAL est débranché, et que l'acteur ne dit pas un mot.

Je me rends compte, là, que je vais un peu loin dans ma critique. Que bon, tout ça, c'est un peu l'arrière-fond du film. Que c'est un décor raté. Cette absence de justesse en demeure navrante, parce que c'est peu, et à la fois c'est moche. C'est comme trois fausses notes dans une symphonie, c'est impossible. 


Alors du coup, c'est bien ou pas? J'comprends pas m'sieur, vous dites tout et son contraire !
Le film, en tant qu'objet, est somptueux, magnifique, original, prenant le spectateur aux tripes comme j'ai peu vu un film le faire. Et donc pourtant, les dialogues, en particulier, et Sandra Bullock (erreur claire de casting – à la limite, on peut me dire Clooney joue son rôle, aussi attendu que cela soit, de manière nette), pourraient le faire tomber dans la case des films à éviter. 

Je ne dirais pas ça du tout (quelle mansuétude de ma part). Bon voilà, on y va pas pour une réflexion métaphysique à la 2001, et tous les films ne peuvent pas être 2001. Mais à la fois, je veux pas, je ne peux pas participer au discours du: "on s'en fout des acteurs, des dialogues, de la morale du film, on est juste là pour être bien trucidé du bulbe". 

Je trouve donc ce film vraiment... presque génial. Et en fait non.

Un p'tit moment 2001, l'Odyssée de l'Espace s'impose.
Parce que c'est évidemment la première référence qui vient lui casser la gueule (et là, c'est même plus du cassage de gueule, c'est un lynchage). Juste après le film, j'ai lancé 2001. Les trois premières minutes du film, c'est un son continu, des chants d'hommes et de femmes, qui montent en puissance, comme le vide sidéral prêt à aspirer l'homme. Tout était dit. 2001 s'adresse à un public qui est prêt à voir un film qui excède les 82 minutes, qui sait ne pas toujours se faire comprendre, qui joue sur l'angoisse plus que sur le toujours expliqué, genre "aucune question ne doit rester en suspens". Cela étant, la référence Kubrick pourrait quand même souffrir de la comparaison. Non pas de la comparaison sur le fond (et encore... le côté triphasé de la 3e partie de 2001 est quand même un peu insupportable, quand bien même génial). 

Parce que si Kubrick a eu le génie de réaliser un film qui a tenu techniquement la route de 1968 à nos jours, et tiendra la route qu'il a ouverte, le champ des possibles qu'il a seul créé et conditionné, peut-être pour toujours, Gravity est un des premiers qui, sans doute pour des raisons plus techniques qu'artistiques, parvient à dépasser ce cadre, parvient à l'enrichir. On est pris, totalement, par l'image. Alors Gravity est un nain par rapport à l'ambition, à l'importance de 2001, mais est, en termes d'images, un héritier qui ne devrait pas trop rougir, sur le plan technique. Mais sur le plan politique, sentimental, humain... sur le plan de la justesse du sentiment de l'homme face à l'infiniment grand, à l'Espace, à la mort, à l'autre, à soi, sur ce qu'on est, soi, face au vide... mon Dieu. Gravity enfile les perles quand 2001 renouvèle (encore) le genre, traite du rapport à la technique, du rapport à la robotique, du rapport à l'homme, du rapport à l'autre. Putain, 2001 est un traité de philosophie scientifique à la Heisenberg à côté de Gravity qui est un flyer du "Comment être bien débile dans l'Espace". Mais si on le compare à d'autres films sur l'enfermement spatial, comme Solaris (verison déjà Clooney) ou Sunshine, on se dit que non, Gravity est grand, plus grand, qu'une simple caricature hollywoodienne... Qu'il en a en tout cas les moyens.

Disons que
Gravity, malgré ses rondeurs, malgré sa dimension numérique absolument bluffante, malgré ces étalages d'effets spéciaux et de respiration en suspension pour le spectateur, reste un film attendu, lubrifié, formaté - c'est  peut-être pas fatal, mais c'est dommage. Vraiment sensationnel, techniquement, mais juste techniquement. Il lui manque un détail, une âme, une vision. Cela peut ne pas paraître central, mais c'est essentiel. Et représente en cela très bien le cinéma, et plus généralement, la production culturelle actuelle. Un truc qui claque, qui fait bien gémir partout, qui ne demande aucune préparation, aucune initiation, aucune réflexion postérieure, qui en appelle aux tripes plus qu'à la tête, qui ne s'oublie pas mais qui ne reste pas, qui reproduit des films passés, qui ne prend aucun risque ou presque, qui sait utiliser le progrès technique, qui sait faire du cinéma, et du vrai, parce que talentueux, divertissant, ébouriffant. Mais auquel il manque ce supplément d'âme, ce petit truc en plus, cet intérêt pour le détail, le dialogue (même quand il y en a très peu - encore une fois, le film est pas du tout truffé de dialogues ; mais le peu lui pèse, et c'est dommage, parce que c'est pas grand chose, et à la fois c'est énorme), et aussi l'actrice principale, qui n'est pas à la hauteur, loin s'en faut, de son rôle.

Je ne peux pas m'empêcher de pleurer, en me disant que ce n'est pas juste que Kubrick ne m'ait pas attendu avant de mourir. Il reste l'ombre qui plane. Le maître. Je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'un maître, lui, un autre, aurait fait un film essentiel d'une mine d'or pareille. Cuaron en fait juste un moment de cinéma plaisant, une expérience ludique convaincante. Et c'est tout. 

Gravity is merely the slow and retarded little brother of 2001. On peut l'apprécier pour cela, on peut, on doit même le louer pour cela. Parce qu'il est techniquement énorme, sensationnel ; qu'il est inventif. Qu'il fait du vrai cinéma hollywoodien. Et qu'il en embrasse les dimensions les plus mauvaises de ce cinéma, aussi: l'absence de profondeur de champ, l'absence de vrais dialogues, l'absence de prise de risque, l'absence de radicalité. Penser que ces trop, trop courtes 90 minutes pourraient changer l'histoire du cinéma comme l'a fait 2001 relève donc du fantasme. Ou alors, on peut arrêter de le comparer à lui, le regarder émerveillé comme un gamin, se dire que nous faire nous sentir rêveur, encore, que c'est déjà pas mal.

samedi 12 octobre 2013

La mort sociale d'Adèle

Le dernier Kechiche débarque, après des drames, des polémiques, des larmes, des critiques dithyrambiques. Pour le spectateur, c'est avec quelques frissons que l'on entre en scène. Un récital quasi-parfait.

La vie d'Adèle, Abdelatif Kechiche, 2013.

Pitch et plot.
Adèle, adolescente et adulte, face à sa sexualité, sa beauté, ses limites, sa condition, son mal-être. L'histoire prend place dans la ville de Lille.

L’œuvre qui en massacre une autre.
J'avais très, très peur en allant voir ce film. Pour deux raisons.

D'abord, parce que Kechiche est un cinéaste insupportable. Et génial. Mais insupportable. Je gardais en tête des scènes interminables de La Graine et le Mulet, que j'avais par ailleurs adoré, ou bien la crudité de L'Esquive, qu'ayant revu, j'avais trouvé absolument magistral, mais qui restait frustrant, ambitieux, agaçant.

Ensuite, parce que j'avais lu la BD, mais vraiment par pur hasard, lors d'un passage à Lille il y a quelques mois, au milieu du Furet du Nord. Elle, qui porte le titre (que je trouve déjà prétentieux) Le bleu est une couleur chaude (on dirait le nom d'un parfum Jean-Paul Gautier, j'trouve), est un mélimélodrame fade, sans intérêt, sur la vie d'une homosexuelle et la difficulté de sa situation. En un mot, l'auteur dit vouloir participer à la banalisation de l'homosexualité. Donc, auparavant, il existait des histoires d'amour hétéro épouvantablement plates. Elle, l'a fait avec un couple homosexuel. Chapeau. Franchement, bien ouej. Alors du coup, comme on a carte blanche, ben, faut que tout y passe: le malaise adolescent, le stress des exams et le bio de Danone, le coup de foudre wahouwahou, le rejet frontal par ses parents une fois sortie du placard, l'apprentissage de la vie réelle mais pas trop quand même, la lettre d'adieu déchirante, la maladie, la mort, l'amour. Une sorte de Arlequin avec des gays-donc-on-a-pas-le-droit-de-dire-que-c'est-pourri-sinon-on-est-nazi-d'ailleurs-retourne-regarder-la-Rafle-sale-vilain.

Cependant, malgré tout cela, je dois malgré moi admettre que l'esthétique de l'ouvrage est assez intéressante. Les dessins sont sobres, attachants. La forme, aussi, du récit, aussi plat soit-il, laisse effectivement beaucoup de place au silence, à la contemplation, à l'émotion. On peut penser qu'un beau potentiel existait là, déjà. Mais la pauvreté du récit, des dialogues, de l'écriture, est totale ; la BD n'a d'autre ambition que celle de transposer une histoire d'amour plate à une situation homosexuelle, ce qui est vraiment un procédé que je trouve presque pervers - (ça me fait penser à une engueulade sur la qualité du Secret de Brokeback Moutain, où j'avais reproché à un de mes très bons potes de ne pas avoir aimé le film parce qu'il s'agissait de deux gays - pour ma défense, ce con en référait à l'histoire des "deux cow-boys pédés qui bouffent du pudding". Et bien, cette injustice doit être réparée, puisque c'est exactement ce que je reproche au Bleu est... qui est un mélo parfumé sans aucune saveur, histoire homosexuelle ou pas) - Encore une fois, Le bleu est... avait du potentiel (les silences, le côté fresque existentielle, la dimension assez épurée du récit). Mais était, à mes yeux, plus que raté.

Et donc, sur les ruines de ce truc-machin, arrive un auteur. Un malade mental. Et il sculpte, d'une base aussi friable, aussi salement bien intentionnée, et aussi ratée, et fait de l'or. Kechiche a assassiné la BD, l'a égorgé sur l'autel du cinéma, et en a fait quelque chose de dix, cent, mille fois meilleur. Il magnifie l'histoire, la dépasse, fout à la trappe tous les écueils, les trucs hyper-attendus, les scènes sans intérêt de la BD, son côté militant agaçant, sa bonne volonté gerbante. En contrepied total avec le "projet" de banalisation de la BD, le film lui baigne déjà dans le banal, ne se justifie jamais, ne s'excuse jamais, ne met jamais en avant un "regardez comme je suis tolérant, ouvert, féministe". Faisant par là la démonstration de la force de l'art, qui vampirise, qui se nourrit, qui assassine. Comme le disait Nabe, "quand on écrit, on tue !". Kechiche tue.


Les enjeux.
Je ne reviens pas sur la polémique Kechiche-est-un-tortionnaire, puisque 1) C'est certainement vrai ; 2) ça n'a aucune importance sur l'intérêt de l’œuvre. Kubrick était une horreur, et donc ? Ça n'a qu'un intérêt pour les commentateurs outrés du Monde.fr. qui s'en donnent à cœur joie, mais qui s'outreraient aussi des outrés, et des outrés s'outrant des outrés. Pour les autres, il reste une œuvre énorme à voir.

Je précise que mon interprétation du film correspond vraiment à un parti pris, et que, je n'y ai presque pas vu une histoire d'amour, mais juste une histoire politique (ou alors une histoire d'amour politique). En outre, la dimension homosexuelle de cette relation occupe presque, pour moi, une place secondaire dans le récit. Donc bref, avec d'autres yeux, on peut voir un autre film.

Kechiche montre une maîtrise du cinéma dans La vie d'Adèle qui est impressionnante. De l'écriture à la mise en scène et surtout à la direction d'acteurs. La radicalité de son cinéma angoisse, déroute, obsède. Mais elle se justifie toujours parce qu'il maîtrise son sujet. Et ici, son sujet est politique. Il est politique dans son fond, puisque le film ne fait que décrire la violence symbolique, la discrimination qui ne prononce pas son nom, la mort sociale. En utilisant sa désormais fameuse technique de l'abandon et de l'improvisation (750 heures de rush pour trois heures de film, ce qui signifie que chaque scène est jouée environ entre trente et cent fois), il filme Adèle, cette fille intelligente, vive, instinctive, belle, joufflue, dont on tombe amoureux. Il dirige cette actrice. Elle sonne terriblement, atrocement vrai. C'est presque le jeu d'elle-même. Derrière ce côté pervers, le résultat est impressionnant. Adèle est poignante.

L'enjeu politique (attention, accrochez-vous, ça swingue), c'est celui de la lutte des classes. Adèle est lycéenne, un peu paumée, cultivée comme peut l'être une Première L. En découvrant son homosexualité, elle s'exile de sa classe d'origine. Elle s'en exile sans s'en expliquer à ses parents, elle s'en exile sans l'assumer face à ses potes, elle s'en exile sans en comprendre les conséquences. Elle est déjà violentée, insultée, horriblement salie. Elle s'enfuit en tombant amoureuse. Et se retrouve projetée dans un milieu pseudo-cultivé et artistique, presque pire en termes d'exclusion. La condamnation à mort d'Adèle, c'est cette presque-mort sociale, initiée par les autres, acceptée, intégrée par elle. C'est cette injustice de sa condition qui à la fois lui échappe et qu'elle accepte. Et putain, que c'est dur. Et putain, que c'est poignant. Et putain, que ce film est révoltant et sans issue. Car son sujet est la politique. Car son sujet est la violence.

Réalisorat et actorat.
Brillant. Presque trop. Une seule actrice vaut le détour, Adèle Exarchopoulos. Elle est parfaite. C'est à chialer tellement elle est parfaite. Elle est Malcom McDowell. Elle est elle-même. Elle efface tout.

Seydoux est oubliable, remplaçable, loin d'être mauvaise, mais effaçable. Dans le cinéma de Kechiche, qui consiste à travailler le réel, à faire que les acteurs s'y abandonnent, ce qui marche formidablement avec Adèle, Seydoux sonne encore comme une actrice de théâtre. Elle parle de "trainées" et "d'infinie tendresse". Perso, j'y crois pas un seul instant. Adèle, j'y crois. Je sais qui c'est, je la connais, et je crois à son malheur, de la première seconde à la dernière. J'en suis amoureux, je la trouve belle, laide, puis belle. Je la trouve vraie. Seydoux reste actrice, elle articule trop bien, elle joue de manière trop lisse. Mais cela ne nuit même pas au film, puisque l'opposition de style des actrices incarne, en définitive, fort bien la distinction de classe évoquée plus haut. Le récit du film est à l'image des conditions du film: une histoire de dichotomie, d'exclusion symbolique, de violence politique.

La réalisation est nerveuse, exclusivement en gros plans, filmant d'abord le corps avant le décor ou la scène. Enfin ça, c'est pas neuf, c'est du Kechiche pur jus. 

On doit, je le crains, mentionner justement ce côté radical, très radical de la réalisation. Si le film est long, pour qui rentre dedans, le temps file incroyablement vite. Mais ce sont surtout sur les scènes pornographiques (oui, désolé, effectivement, le terme d'érotisme n'étant ici vraiment pas approprié) qui sont terriblement longues, voyeuristes, radicales. On en est gêné. Très gêné. Incroyable de penser qu'à l'heure de la pornographie accessible presque partout, Kechiche réussisse à nous gêner, à nous embarrasser, à ce point. Par le voyeurisme. Par la radicalité de la réalisation, qui consiste à exiger que les actrices fassent dans les faits ce qu'elles font à l'écran. Par la violence de ce procédé. Par la durée, enfin, des scènes en question. Radicalité qui n'est pas sans rappeler celle d'un certain Haneke, qui lui aussi, est un adepte des plans rallongés qui plongent le spectateur dans une gêne, un malaise immense. Kechiche filme cela. L'acte sexuel jusqu'au malaise. Le cinéma jusqu'au malaise. L'art jusqu'au malaise.

Je défends ici cet art par la radicalité. Parce que le résultat est fantastique. Mais un dernier point du caractère pornographique du film n'est peut-être pas défendable, c'est celui des "pratiques" lesbiennes. Sans être un expert en la matière, je suis à peu près convaincu que, si certaines de ces scènes sont parfois belles, parfois sales, parfois les deux, elles sont très peu réalistes, et correspondent beaucoup plus à un fantasme hétérosexuel (masculin ou féminin) qu'à des pratiques homosexuelles réelles. Pour me faire encore l'avocat du diable, on pourrait soutenir que c'est une vision de la relation homosexuelle, et que l'on pourrait voir à l'écran des pratiques hétérosexuelles qui nous semblent totalement débiles et irréalistes, et pourtant, elles n'en sont pas pour autant moins fortes.

Mais je dois avouer que même en avançant cet argument, je n'en suis moi-même pas tout à fait convaincu. C'est en définitive la seule vraie réserve que j'ai sur le film (avec Léa Seydoux, mais bon, bref), de caricaturer l'amour entre filles comme un ersatz de l'amour hétéro. C'est d'autant plus dommage que la bestialité de ces scènes n'est absolument pas le problème. Juste leur réalisme, dont il est permis de douter. Reste que certaines d'entre elles sont très visuelles, et parfois très belles. Et quoiqu'il en soit, que j'ai raison ou tort sur cette réserve, ces scènes sont de toute façon faites pour être gênantes, et c'est déjà problématique. Donc dans le fond, cette représentation est simplement destinée à montrer le caractère radical de l'amour, point. On peut discuter des détails, mais je pense que le principal fait cinématographique est celui là. 

Pour le reste, Kechiche évite tous les écueils. Il évite les scènes attendues, les raccourcis, les dialogues trop explicites. On pourrait évoquer la caricature qui est utilisée en permanence (les artistes sont trèèèèèèèèèèès artistes), mais dans tous les cas, elle est au service du récit, et le réalisateur maîtrise cette articulation de manière quasi-parfaite. Il offre une leçon, de cinéma, mais surtout d'écriture. De réécriture en l’occurrence. De relire l'histoire, de se la réapproprier. D'y projeter ses fantasmes politiques. D'y insuffler son génie. La vie d'Adèle devient un récit politique poignant, radical. A chialer.

Abdellatif Kechiche est un génie et un taré.
Kechiche, n'en déplaise aux milliers de connards qui déversent leur fiel sur internet dénonçant un film "juste produit au bon moment pour soutenir le mariage des homos qui violent nos grands-mères et mangent leurs pastèques", ne fait pas de film engagé pour la cause homosexuelle ou pour la tolérance - je trouve qu'on peut même sérieusement douter des effets positifs de ce film pour l'image de l'homosexualité dans nos sociétés - c'est d'ailleurs, entre autres, par là que le film est grand. On filme pas du tout un truc cool, ni même une chose qui se voudrait moderne ou en phase avec une époque. Evidemment pas. On filme ce qui est, on filme le banal. Et c'est sans doute le plus grand manifeste pour l'acceptation de l'homosexualité qui soit, montrer sa réalité, sa crudité, son humanité. Et à l'inverse de la BD, on est pas dans la revendication, mais dans l'être, c'est tout. Et une fois encore, cette dimension n'est même pas au premier plan du film. Le réalisateur fait un film où le malaise, avant d'être sexuel (ou relatif à l'orientation sexuelle), est social, humain. Kechiche parvient à écrire une histoire d'amour fou qui ne doit jamais se justifier. Celle d'une rencontre, d'un mystère. Celle d'un drame absolu. Le film est cette violence de la vie à deux, de l'impossible communion des corps. Il est un récit sur la tentative de fusion des âmes et des corps sociaux, et de leur séparation violente. Ici, il n'y a pas d'ambition militante. Mais une ambition historique, presque. La subtilité du récit voit le jour dans la caricature, dans la violence, dans cette radicalité. Kechiche est un auteur par la rage, la haine, la terreur. C'est un cinéma rageur, tueur, que propose le réalisateur. Et qui déclenchera certainement les oppositions, que ce soit à son style, aux déboires de tournage, au message politique ou à la personnalité du bonhomme.

Aux bords des larmes.
Quinze niveaux d'interprétation pourraient se superposer ici. Sur la relation sociale, sur la place du sexe dans la relation amoureuse, sur l'acceptation de soi (encore une fois, l'homosexualité faisant ici office d'exemple et non de condition du récit), sur la définition de moi par les autres. Mais j'ai déjà été trop long, trop désordonné. Une scène marquante, donc pour terminer.

Adèle, seule, dort habillée. Ses formes sont belles. Très belles. Elle est adulte, elle tremble. Elle se réveille en sursaut. On sent la maladie, l'hystérie, la dépression, le mal qui monte. Un truc. Elle tremble, s'allume une clope, la fume nerveusement.

Cette scène, on peut lui donner toutes les interprétations du monde. Pour moi, c'était clair. Difficile d'en retranscrire la portée, tant le cinéma de Kechiche est ouvert. Mais j'étais au bord des larmes. La scène résumait à moi seul tout le récit. La recherche de soi, l'angoisse de cette recherche.

Kechiche est un maître parce qu'il sait ce que peut faire le cinéma, soit surprendre et faire réfléchir. Un cinéma poignant et révoltant.

Deux personnes pour une grande œuvre imparfaite.
Adèle. Immense.
Kechiche, parce que "si c'est sans doute un pauvre type, c'est certainement un grand écrivain".

mardi 23 juillet 2013

Caché, ou la mise dans l'abîme


Une mise en scène du Cosi Fan Tutte de Mozart par Haneke me l'a remis en tête, et j'ai revu Caché. Une œuvre à part, un peu inaccomplie, mais renversante.
Caché, Michael Haneke, 2005.

Pitch et plot. 
Une image de rue apparaît à l'écran. Fixe. Des gens passent, puis une voiture, un vélo. Des lettres apparaissent progressivement sur la pellicule et dévoile le générique du film, par-dessus l'image de la rue, en arrière-plan. On voit vaguement le portail d'une maison, puis un homme, loin, très loin, qui en sort. Au bout de deux minutes, d'un coup, l'image se rembobine et l'on entend une conversation qui confirme que le spectateur regarde désormais un écran de télévision dans l'histoire. Le spectateur comprend qu'il voit un film dans le film, mais ne sait pas ce qu'il veut dire, ni par qui il est filmé, ni pourquoi. Le caractère tordu, banal, renversant de cette intro, c'est l'essence de Caché. Un animateur d'émissions télé littéraires, un croisement entre Pivot et Field, reçoit des cassettes anonymes sur le pas de sa porte. Des vidéos de lui, de quartiers, de la maison de son enfance, accompagnées de dessins bizarres qui représentent des scènes ensanglantées. Lui, intellectuel jusqu'à la moëlle des livres qui tapissent son salon et arrogant comme un type du monde télévisuel ; elle, femme un brin délaissée et un peu hystérique ; eux, parents d'un gamin en plein malaise. Les cassettes continuent d'arriver. La famille disjoncte.

Les ratés.
J'aime tellement ce film que j'ai envie d'évacuer dès le départ tous ses défauts, et il n'y en a au moins deux, et pas des moindres:
- Les acteurs français sont un brin faiblards. J'ai toujours pensé qu'un réalisateur non-natif avait du mal à totalement filmer des Français - Tarantino dans Inglorious, Farhadi dans Le Passé, tous les films avec Cotillard (heu... la raison pour cette dernière est sans doute à chercher ailleurs)- peut-être parce que notre tradition est si théâtrâââle qu'un film réaliste nécessite un réalisateur qui sache dire à un acteur qui se croit au Rond-Point: "ta gueule". Auteuil, capable du bon (La fille sur le pont), du moins bon (L'adversaire), mais surtout du (très) négligeable (heu... tout le reste de sa filmographie, à peu de choses près), est ici pas trop mal, en intellectuel médiatique terrorisé, en homme d'honneur sans honneur, en victime d'harcèlement et en bourreau. Binoche, capable du très, très bon, et du très, très mauvais, est un brin décevante, pas dans son jour, pas dans son environnement, pas folichonne, alors même que son rôle se prêterait à une vraie performance - ce dont elle est plus que capable. Bénichou, en revanche, est génial. Mais on le connaît que de très loin - et son rôle, bien que central, est restreint. L'acteur qui joue l'ado est pas mémorable - Arno Frisch, dans Benny's video, l'était lui absolument. Quoiqu'il en soit, ma sempiternelle critique de l'acting à la française un peu vain trouve ici toute sa pertinence ; les acteurs, les bons comme les mauvais, se pensent sur une scène du Français, et surjouent un peu, n'arrivent jamais à nous faire oublier que l'on regarde un film; ne parviennent pas à nous emmener hors d'une scène de théâtre (qui a mille atouts mais que le ciné rend parfois mal) et on peut leur en vouloir, car ils font passer Caché du statut de chef d'oeuvre à celui d'une oeuvre juste bonne.
- L'un des enjeux politiques derrière l'histoire n'est, selon moi, pas tout à fait convaincant. La guerre d'Algérie est un arrière-fond à cette histoire complexe, et l'idée est à l'origine très bonne: les Français la filment peu ou mal, et Haneke porte un propos de relation amour-haine sur les liens franco-algériens qui est foncièrement pertinent, puisqu'une telle analyse permet de dépeindre beaucoup plus clairement, beaucoup plus précisément, le passé colonial trouble de la France dans une optique non-manichéenne et nécessairement ambigüe (ça vaudra toujours mille fois mieux qu'un film bien débile  sur la torture en Algérie légitime-paske-comme-le-chef-d'oeuvre-qu'est-La-Rafle-ça-parle-de-tragédies-historiques-et-si-vous-aimez-pas-vous-avez-pas-de-coeur-d'abord - genre L'Ennemi intime). Mais en définitive, l'enjeu de fond reste juste caressé, trop suggéré, par pudeur ou par arrogance, on ne saurait trop dire. On pourra opposer qu'en faire une toile de fond donne une grande force au récit (en analysant ce qui n'est pas dit) ; c'est une position tout à fait acceptable. J'y ai vu pour ma part plutôt un prétexte au scénario (ce qui n'est pas un crime en soit), ou peut-être plutôt une idée pas totalement aboutie - dommage.

Ces deux mises au point faites - qui touchent quand même aux acteurs et une partie du scénario -, passons aux choses sérieuses.

La cinématographie parfaite.
Loin de moi l'idée qu'un film doive recevoir un prix à Cannes ("c'est l'effet Cannes...") pour mériter l'admiration du public. Les prix sont parfois vains, et pas toujours mérités (suivez mon regard vers Lars Von Trier). Mais si Caché a reçu le prix de la mise en scène, ce n'est pas non plus un hasard. Ce film, avec un budget assez modeste, offre une leçon de cinéma. Pas à la Refn et ses plans perchés. Pas à la Malick et ses envolées de caméra en mode retour aux sources. Pas même à la Kubrick et ses fulgurances de lumière, de violence, de charme. Haneke montre ce qu'une caméra posée peut faire. Juste ça. Une caméra, une télévision, une télécommande. En termes de réalisation, en termes de scénario, en termes de suspense, en termes de violence, en termes psychologiques, en termes de vision de l'image. La réalisation est assez froide, comme du Haneke. Mais la pensée cinématographique, même sans considérer la force qu'elle donne au propos, est sidérante. Le film fait partie des rares que je connaisse à ne pas avoir de bande son. Aucune musique, aucun accompagnement. Un manifeste ultra-réaliste sur la force brute de l'image, juste l'image. Haneke est un réalisateur qu'il ne sert à rien d'encenser en lui-même, parce qu'il a un côté détestable, à juste titre, qui découle la radicalité de sa réalisation - mais c'est un vrai réalisateur, et quel putain de réalisateur.

La réflexion sur l'image et sa manipulation.
Le film est une réflexion extrêmement fine du début à la fin sur le pouvoir de l'image, sa manipulation, sa vérité, son fantasme, sa terreur. Tout le monde en est victime: le personnage d'Auteuil, confronté à ces cassettes anonymes ; l'audience de l'émission d'Auteuil, qu'il se plaît lui-même à trafiquer pour la rendre plus accessible ; les proches d'Auteuil, confronté à ses mensonges et sa culpabilité ; le "frère" d'Auteuil, victime ou coupable des manipulations ; et surtout, le spectateur, confronté aux manipulations d'Haneke. La profondeur de la mise en abyme est à donner le tournis. Mais c'est une seule logique qui est à l'oeuvre: celle de l'insaisissable, de l'incertain. Spectateurs et personnages sont piégés dans ce jeu de massacre, où personne ne sait qui maîtrise quoi. La scène où Podalydès raconte son histoire de vieille dame qui le prend pour la réincarnation de son chien est parfaite en la matière: elle suggère au spectateur un rire jaune, une forme de rire étouffé, une sidération sur la profondeur et la vacuité de son histoire. C'est celle de Caché. Une histoire complète et banale, un enjeu historique et minable, le récit d'un détail et d'un évènement fondateur. Renversant. Dans ce que le film nous dit de la télévision, de notre addiction à l'image, de notre dépendance à ce que l'on voit ou pense voir. Vraiment renversant.

Cachés.
Je me suis rematé Caché quelques jours avant qu'une histoire incroyable m'arrive, qui mettait en jeu un sentiment d'insécurité permanent, un doute planant sur mes matinées et mes soirées, et un besoin de devoir m'en extraire - absolument. Fort heureusement, l'issue de mon histoire est mille fois moins tragique que celle de Caché. Mais le film résonne comme un écho à ce passage éphémère de ma vie: un récit injuste, flippant, vertical. Qui tombe de nulle part. Gratuit. Quelque chose qui résonne avec le côté instable de l'existence. Quelque chose qui résonne avec ce qu'on doit se retrouve à incarner, à un moment ou à un autre, des êtres en fuite ou des êtres cachés. Sans aller trop loin dans la comparaison, j'étais stupéfait, en le rematant une troisième fois après cette histoire personnelle, de voir à quel point l'impossible compréhension de la situation d'Auteuil par ses proches, sa femme, ses amis, son patron, était bien représentée à l'écran. Un truc qui ne se transmet pas.  

Caché est une fable cruelle sur le passé, sur le secret, sur sa manipulation et sur ses conséquences. Ce qui est drôle, c'est que j'ai rarement été aussi paumé dans mes conclusions narratives à la fin d'un film: à côté, la fin de 2001, c'est un manuel. Ici, je suis vraiment incapable de dire qui a fait quoi, pourquoi, comment. Non par l'arrogance de la réalisation mais par sa profondeur de champ. Le dernier plan, en particulier, est stupéfiant tant il demande de l'attention au spectateur non-averti que je suis, devenu habitué à ce qu'un gros plan me précise bien ce qu'il faut regarder dans une scène, et pourquoi. Là, on peut totalement voir ce dernier plan comme un simple plan fixe de fin de film, alors qu'il est une clé qui devrait permettre de comprendre le film (mais qui ne permet pas d'accéder à une solution narrative définitive pour autant). L'articulation de ce scénario atteint des niveaux rarement égalés, où le fond et la forme, sur le plan de la réflexion cinématographique, politique, philosophique, ne font qu'un. Je pense que la seule autre comparaison possible serait avec du Fritz Lang, genre Metropolis (surtout - et sans doute inégalable en la matière) et M. Le Maudit (dans une moindre mesure). Sinon, je ne vois pas.

L'anecdote incompréhensible qui tâche.
Ceux qui n'ont pas (encore) eu l'immense plaisir (ou déplaisir) de voir ce film ne pourront pas apprécier à sa juste valeur l'anecdote suivante. Je leur conseille donc très vivement de passer leur chemin.

Dans la scène mythique de Caché, une carotide saute. La scène est ultra-violente, gore au possible. C'est une seconde, et pourtant, elle justifie à elle seule que ce film ne soit vu que par une minorité. On voit une première fois cette scène. Et puis, quelques instants plus tard, on revoit cette scène, mais cette fois par l'intermédiaire d'une cassette vidéo que les personnages du film regardent. L'atmosphère y change du tout au tout. Pourtant, c'est la même scène, la même image, peut-être même la même prise. Mais la captation du son, l'angle de la caméra, les circonstances de son visionnage, changent l'essence de la scène. C'est le coeur du film, son acmé, là où l'on voit ce que Haneke fait dire au cinéma, à sa justesse, à son hypocrisie, sa force. Et, la grande question, pour les personnages du film et donc les spectateurs (vous suivez encore?), c'est de savoir qui a filmé cette scène. Qui a posé cette caméra. Qui a filmé en direct cette mise à mort.

Un journaliste se baladait à Cannes en 2005, et il avait été capturé par ce film, terrorisé, intéressé, inquiété. Et il veut savoir. Donc, en interview avec Haneke, une fois en off, il lui demande: "qui a filmé la scène? Le fils? L'autre fils? La femme? Le frère?". Haneke le regarde et lui dit: "okay... je vais vous le dire. Mais juste à vous. La vérité, c'est que c'est moi, qui ai filmé cette scène".

Immense film sur l'image. Film imparfait, inabouti (j'avais envie de dire - parce que français mais c'est un peu mesquin). Immense film quand même.

mardi 18 juin 2013

Le Mépris, ou le Doutage d'une Potiche

Le Cinologue devient le Berniouze Cinologue (mais ça ne rentrait pas dans le titre). 
Article par mein brüder Pierrick. With all due respect, ça me fait un peu mal de mettre cette connasse de B.B. en premier plan. "Mais le passé, c'est le passé" comme dirait un dialoguiste godardien. Et elle était quand même sacrément belle.
Le Mépris, Jean-Luc Godard, 1963

Avant de commencer cette critique, je précise que je n'ai pas vu Le Mépris sur un ordi 2,5cm mais bien sur un écran de cinéma, en bobine qui crépite délicieusement et pas en numérique fadasse (si tu habites à Nantes, toi, lecteur, va au Cinématographe, c'est pas cher, ils ne passent que des bons films, sauf celui-là en fait, mais j'anticipe). Dans les meilleurs conditions, donc. Le rideau s'ouvre. Bardot est au lit avec Piccoli, et elle lui demande s'il aime chaque partie de son corps – qu'elle a, comme le nez de Cléopâtre, joli d'ailleurs – et lui répond oui à tout. Putain, c'est vachement culte cette séquence, on se dit, ce cher Jean-Luc va nous en foutre plein la vue, il va nous disséquer le couple en moins de deux heures, ça va, selon l'expression usitée, envoyer du pâté. Le générique arrive. On entend une voix nasillarde qui annonce:  "c'est un film de Jean-Luc Godard. Avec Brigitte Bardot. Et Michel Piccoli. Et aussi Jack Palance. Et aussi...". Il est fort ce Jean-Luc, il fait vraiment rien comme tout le monde, un vrai générique c'est vraiment trop naze, on est à peine à cinq minutes du film et il a déjà révolutionné le cinéma, enfin le générique tout du moins, et l'histoire continue. Piccoli est scénariste, il est engagé sur un film de Fritz Lang qui veut faire mettre en scène l'Odyssée. On lui souhaite bon courage pour résumer l’œuvre d'approximativement 12.000 vers. C'est peut-être ça l'histoire du film: un scénariste qui délaisse sa femme en essayant d'adapter Homère et pète complètement les plombs. Mais en fait non. Il discute avec le producteur, le méchant du film – on le reconnaît à son vilain accent américain – mais bon Piccoli va pas parler anglais non plus, il a déjà assez à faire avec le grec ancien, du coup, une traductrice est habilement placée entre les deux. Le réalisme cinématographique de Jean-Luc bat son plein. Et là, Piccoli fait la bourde qui va tout niquer: devant se rendre chez ledit producteur, il propose à B.B. d'aller dans le superbe cabriolet du vil ricain. Elle fait la gueule, Bardot, on sent qu'elle se dit "j'ai pas épousé ce connard de scénariste pour finir dans une voiture qui va faire du vent dans mes cheveux et me ruiner ma permanente avec un type qui parle même pas français". Mais bon Piccoli n'a même pas de véhicule, ce looser, et il les rejoint en taxi. Le fameux "mépris" commence. Au début, Piccoli ne s'en fait pas, il doit penser que c'est la mauvaise semaine et puis c'est tout. Mais peu à peu, il hume que quelque chose cloche quand Bardot met une perruque brune, ça, ça ne lui ressemble pas, et ça permet à Jean-Luc de nous faire au passage un assassinat en règle du mythe Bardot. Nouvelle rupture, nouvelle révolution. D'autres signes apparaissent : B.B. veut dormir dans le canapé – sous prétexte de ronflements intempestifs – ce qui n'est jamais bon signe. Au bout d'une longue scène dans leur appartement où ils s'engueulent en prenant successivement des bains – sans doute pour se calmer les nerfs– Bardot lui sort l'irréparable, l'irrémédiable, le tragique ultime: elle ne l'aime plus. Ça sent le sapin. Mais Piccoli s'accroche, le bougre, c'est vrai que c'est quand même Bardot, ça vaut le coup de se battre un peu et ça rajoute surtout une demi-heure au film où l'on va pouvoir constater que Bardot est une vraie chieuse et admirer des zolis plans de Capri, là où le tournage se passe. Je ne spoilerai pas la fin du film, sachez juste que ça va finir mal, ce qui, dans une tragédie, est plutôt bienvenu.

Après avoir résumé le film avec beaucoup de mauvaise foi, je vais tenter d'expliquer ce qui m'a particulièrement énervé dans ce film. Je ne suis pas un grand spécialiste de Godard, j'ai juste vu A bout de souffle, Vivre sa Vie et surtout Pierrot le Fou, auquel je voue un véritable culte. J'attendais donc beaucoup du Mépris, surtout parce qu'il était dans la période "abordable" de Godard, en gros avant qu'il ne clame: "je ne veux pas finir comme Truffaut, réalisateur odieusement populaire, je veux faire des films intellectualisants et éprouvants qui fassent 9.000 entrées dont la moitié sur Paris avec des noms impossibles" - franchement, suis-je le seul à être allergique au titre Film Socialisme ? Le Mépris, à mes yeux, regroupe en un film tout ce qui est horripilant dans le cinéma d'auteur français: scénario fluet, dialogues abscons, jeu d'acteur "réaliste" qui paradoxalement donne l'effet d'être totalement artificiel (38 témoins, suivez mon regard), personnages qui jouent leur propre rôle – coucou Tonton Fritz ! - et surtout, surtout cette musique lancinante qui doit revenir bien vingt fois dans le film, pour prouver que, bordel, c'est du sérieux, on parle d'un amour qui s’érode, c'est l'histoire de tous les couples, voire de toute l'humanité, vous êtes prévenus. A mesure que le film se déroulait – ou plutôt, roulait avec la subtilité d'un tractopelle – je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la Potiche de François Pérusse et au Doutage des Inconnus. Pour les avoir vus avant, j'ai pensé le film par rapport aux sketchs, ce qui prouve que je n'ai sans doute pas été le seul à souffrir devant des films estampillés "chef-d’œuvres français inattaquables". Je n'ai pas du tout été convaincu par Brigitte Bardot, qui m'a plus agacé qu'autre chose – c'est son rôle, d'accord, mais certaines actrices m'agacent avec ravissement. Un des dialogues entre Bardot et Piccoli résume assez bien le film:

 "- Je ne t'aime plus.
- Oui, j'ai compris, mais pourquoi me méprises-tu ?
- Ça, je ne te le dirai jamais !"

Un mystère sur lequel repose tout le film, mystère dont je me suis foutu éperdument tant j'avais hâte que Brigitte Bardot disparaisse de l'écran qu’Anna Karina apparaisse et se barre en virée avec Bebel. Le Mépris, ou comment se tromper de film.

mardi 11 juin 2013

Pusher I, II et III - Copenhague brûle-t-il ?

L'une des plus grandes trilogies du cinéma européen. Avec un tout jeune Refn aux commandes. Stratosphérique.
 Pusher, 1994.
Pusher II, 2004.
Pusher III, 2005.


"La meilleure trilogie sortie depuis le Parrain". Propos rapportés d'un de mes potos, qui considérait Pusher comme les films à voir. La comparaison était osée, très osée. Je la remettais légitimement en doute, mais en débutant la vision de Pusher, je ressentais une certaine excitation, j'avais la main tremblante, la sensation de m'approcher d'une œuvre à part. C'était le cas.

Pitch et plot.
Trois films sans liens temporels, tous sur un thème commun: l'exploration du quotidien des petites frappes de l'univers criminel de Copenhague. Immersion dans un monde de paumés, de petits larcins, de grand banditisme, de meurtres, de drames, de magouilles, de rapports familiaux destructurés, de drogués au dernier degré, de mecs en perte de repères, de prostituées qui deviennent mères, de parents qui disparaissent dans l'indifférence, de mois passés en taule, de dettes, de réflexions sur l'addiction, de tortures, de racket. Ce que tente, la trilogie Pusher, ce n'est pas proposer une histoire épique, ni plus que trois vrais thrillers (quoiqu'ils en revêtent bien des aspects). Le vrai projet scénaristique, c'est de montrer trois fuites en avant, trois destins dramatiques, avec une seule idée en tête: l'univers criminel est un univers à la fois extrêmement structuré et fait de repères mouvants, de circonstances changeantes. Et est en cela absolument génial. Dans le premier (on l'appelera juste Pusher) un truand/dealer à la petite semaine "emprunte" une lot de d'héroïne à un parrain serbe et se retrouve obligé de la repayer sur ses fonds (qu'il n'a pas, évidemment). Dans le second (qu'on appellera Du sang sur les mains), un petit lascar tente de se réintégrer, bon gré mal gré, dans son taf, sa famille, ses habitudes, après un séjour en prison, sans vraiment vouloir y rentrer, sans du tout vouloir s'en sortir. Dans le dernier (qui porte de loin le meilleur titre: Car je suis un ange de la mort), un ponte de l'univers criminel de Copenhaguen sur le déclin tente de rester la tête hors de l'eau, entre réunions pour narcotiques anonymes, deals qui tournent mal, et l'organisation d'une fête pour sa fille. 

Dès la première scène de Pusher, tu t'en prends plein la tronche: une caméra nerveuse, des acteurs en apesanteur, des dialogues irréels et banals. Surtout, tu sens une langue. Le danois est une de ces langues germaniques qui, mêlée certainement à un argot, un accent local, un cadre urbain démuni, est absolument incompréhensible. La force de Pusher est, dans le trash, l'extrême, le glauque au possible, de nous faire découvrir une vision d'une langue.

Les enjeux.
Refn, dont je maudissais les semaines passées l'ambition conceptuelle parfois arrogante, atteint ici des sommets, et pas seulement pas une réalisation millimétrée, une frénésie des plans hyper-créatifs, du coup de sang, de la surprise, du plan contemplatif, de la captation des visages creusés, de la lumière toujours sombre. Il propose une hypothèse simple: le truand fuit, toujours, et quelque soit sa place, son rang, sa légitimité, son lien filial avec ses partenaires, ses actions passées, ses actions futures. Il fuit pour échapper à ses créanciers, pour échapper à ses responsabilités, pour échapper aux conséquences de ses choix, pour échapper à sa chute programmée. En cela, et en ce que cette trilogie décrit avec une acuité raide une partie de la société danoise, le film est un parcours rude, abrupt, vers un panorama inattendu du Danemark. Il ne s'attache non pas à décrire une froideur, mais un vide, une absence de repères, de marques, même souvent d'objectifs. Le projet du réalisateur est bien de démontrer que le chemin du criminel est un enfermement permanent: enfermé par ses pairs, par son environnement, par son passé, par ses objectifs, toujours bourreau et victime. On passe de scènes d'horreur où un personnage principal est agressé par ceux dont il dépend à des scènes tout aussi atroces qui le dépeignent exerçant une même torture psychologique sur ses propres agents. En cela, cette logique de réaction en chaîne où les inférieurs se font taper dessus, où les supérieurs souffrent, où les pairs en prennent plein la gueule, et la violence se transmet comme par des dominos est particulièrement réussie. 

S'ajoutent à cela des considérations sur la paternité, sur les tentatives d'épanouissement, les dépendances, le malaise psychologique, la maîtrise des codes du milieu. Sur l'immigration, sur l'intégration, sur la survie, sur la responsabilité. En revoyant Du sang sur les mains en particulier, j'étais surpris de voir à quel point je trouvais ce film profond: il propose, à l'inverse d'Only God Forgives, une vraie réflexion sur l'isolement, sur le rapport au père, et sur le passage à l'acte. Brillant.


Réalisorat et actorat.
Deuxième prouesse, et certainement la principale de Refn, le réalisateur parvient avec relativement peu de moyens, avec une caméra nerveuse, une bande son pas folichonne, à réaliser trois merveilles cinématographiques. Les acteurs sont tous dingues, Mads Mikkelsen en tête, qui joue pour la première fois dans un long dans Pusher, avec son crâne rasé, ses tatouages fascisants, ses dents pourries, son regard paumé, une véritable découverte du cinéma (à souligner d'autant plus que si on le connaît maintenant bien, on a vu peu de films où il déchire. C'est pas Le Roi Arthur qui rattrapera ça). Voir son premier rôle (pour le premier) et son premier vrai rôle (dans le second) est indispensable. Kim Bodnia (le plus inconnu de tous les hommes célèbres) et Zlatko Buric (un dano-croate improbable) sont comme McDowell dans Orange Mécanique, des acteurs sans doute d'un rôle, d'un moment. Juste là pour une harmonie de trois films. Refn, je l'ai déjà dit, montre dès le départ qu'il a un savoir-être de réalisateur, une marque. Il filme des scènes extrêmement rudes à la fois avec un peu de complaisance (à la Kubrick) et une certaine distance (à la Gray). Il montre un visage vraiment mature, un truc bien à lui, une réflexion par l'image, une réflexion souvent muette. On reprochera plus tard à Gosling d'être devenu le mutique de Refn, mais en voyant les Pusher, ce silence là est déjà présent (quand je vois cette absence de vocabulaire du dialoguiste, moi ça me... je trouve pas les mots...), caractéristique de ses personnages. La désintégration se fait par l'impossibilité à communiquer. Et pour le coup, sans jamais de grandes embardées conceptuelles, juste par un vrai regard de réalisateur. Et ici, plus qu'ailleurs, c'est réussi. Très réussi. Mention spéciale à la présentation sur fond noir des personnages, qui est une petite idée pour un résultat de génie.

Des films sans enjeu narratif. A la Refn.
Les Pusher pour autant décevront peut-être. Parce que ces trois histoires n'ont pas de fin, n'ont pas de dénouement. Elles sont ouvertes, sans vraies réponses. Et cela peut devenir frustrant pour des films qui marchent (parfois) au suspense, au stress, à l'agonie (j'aime bien mettre trois termes à la suite ces temps-ci - c'est mon côté catholique frustré en pays protestant qui ressort). Et l'absence d'un véritable enjeu narratif est dure à avaler. Mais chaque film a son climax, une scène de pure explosion, de hurlements au milieu du silence. Je pense en particulier à la scène du marteau dans Car je suis un ange de la mort, qui reste une des scènes les plus marquantes et les plus mystérieuses que j'ai vue au cinéma, un pétage de câble scandino-yougoslave sans pareil, une scène d'une violence sociale, psychologique, physique drue, parfaite du début à la fin. Suivi d'un vide, d'une absence d'écho. Et la force du réalisateur vient de cette maîtrise des contrastes. Une telle ambition va donc à contre-courant de tout le cinéma du thriller depuis un bail, parce qu'ici, les histoires, les sentiments, les liens restent suggérés et en suspension. D'aucuns diront que cela fait le génie d'un film.

Car je suis un ange exterminateur. 
Chabat (oui, j'ai les références que je peux) disait que quand il regardait la première scène du Parrain, il terminait le film 534 minutes plus tard. On ne pourrait pas se targuer de faire la même chose pour Pusher: si les trois films se répondent, se complètent, s'évoquent, se contredisent souvent, ils ne forment pas forcément un tout logique. Ils sont plutôt trois points de vue sur une même réalité, trois visions d'un même corps, d'une même prise. Et si les trois sont d'excellents films, il apparaît clair que le premier s'impose par la force de la surprise, de la radicalité de sa réalisation, et la force de son histoire (très) simple, de son acteur principal inconnu, inclassable, imparfait et génial à la fois ; le second est sans doute de loin le plus complet, ne serait-ce que parce que Mads Mikkelsen y tient le premier rôle, que Refn a dix ans de maturité en plus et soigne encore davantage ses effets, ses suggestions, ses fulgurances, ses gerbes de violence ; le dernier est certainement le plus étonnant, bien plus gore que ses prédécesseurs, bien plus amoral aussi et donc plus vain, enchaînant des scènes de violence absurdes avec des scènes de longue introspection. Si les deux premiers se suivent, plus ou moins, le troisième arrive comme une deuxième salve, un coup de feu. Et est le plus frustrant donc, puisqu'on voulait tous, gavés à la morphine de la franchise, "un-troisième-film-qui-reprend-la-même-histoire-et-qui-recommence". Et reste énorme. Avec le temps. Sans doute même le plus fort, le plus abouti. Donc le moins accessible. Donc le plus frustrant. Même son titre est mystérieux et génial: Car je suis un ange de la mort. J'aime en particulier la conjonction de coordination qui déboule depuis rien.

Le Parrain était-il danois depuis tout ce temps?
Faut pas pusher (je sors). Si Pusher annonce clairement la naissance d'un réalisateur de premier choix, sa trilogie joue dans une autre cour que celle d'une trilogie comme le Parrain. Elle n'en a pas la dimension historique, n'en a pas même la base scénaristique, n'en a pas l'ambition. Elle en a souvent les forces, en termes d'histoires familiales, de tragédie personnelle, de chute programmée ; dépasse parfois même le récit en tragédie grecque en utilisant plutôt le pathétique que la grandiloquence d'un Coppola ; avance des arguments sérieux pour jouer avec les plus grands. Il lui manque, clairement, une ambition, une valeur qu'il ne peut avoir parce que le film n'en veut pas. Et c'est tant mieux. Pusher ne se joue pas au Panthéon du cinéma, il se joue dans une ruelle crado de Copenhague, et c'est là qu'il doit rester. Il doit rester un film sur la petitesse et la grandeur du malheur, sur la tragédie du minable. C'est pour cela que c'est un putain de chef d’œuvre. L'une des meilleures trilogies du cinéma européen ? Certainement.

NB: une version anglaise (vous savez, pop, rock, ''temps de merde, bouffe dégueu, Mary Poppins de mes deux''), est sortie au début des années 2010. Sans l'avoir vu, j'affirme que c'est un crime, et faites donc attention à ne pas voir ce film commis par des producteurs qui ont trop peur de mettre des sous-titres en dessous de dialogues en danois. Pitié.

samedi 25 mai 2013

Only God Forgives - 2001, l'Odyssée de la mélasse

Only God Forgives, Nicolas Winding Refn, 2013.

Le film est dédié à Alejandro Jodorowsky, et il en a des caractéristiques chères au chilien: l'absurde, le côté ultra-provocateur, la dimension clairement surréaliste. Avec les moyens de ses ambitions - ou pas. J'avais très peur en allant voir ce film. J'avais raison.



Pitch et plot.
Rien. Une vague histoire de dealer de drogue américain en Thaïlande dont le frère est tué. Strictement aucun intérêt.

Les enjeux.
Allons dans le vif, et balançons par dessus bord ce qui doit l'être.
- Only God Forgives ne propose aucune réelle histoire, aucune réelle structure narrative.
- Il ne propose pas de dialogues non plus. L'ensemble des dialogues doit être à peu près équivalent à cinq minutes sur la totalité du film. Et les quelques discussions soulignent l'évident ou bien poussent encore un peu plus loin la logique du film contemplatif qui raconte (un peu) n'importe quoi.
- Il ne propose même pas de vrai message. Aucun message politique, aucun message social, aucun message sur la famille, les rapports mère-fils ou les rapports au frère. Il ne dépeint pas vraiment (ou pas avec beaucoup d'intérêt) la Thaïlande, puisqu'il se contente d'enfiler des clichés sur le ''pays des sourires'': drogues, prostituées, combats de boxe (un peu), morale asiatique sur l'honneur et le silence bien frappées.

Les conditions extérieures.
On l'aura compris, ce film n'est donc pas un objet de ciné comme les autres. Et je fais ici une parenthèse: je ne sais pas si la promo a marché, si les affiches immenses qui tapissent les cinémas de Bruxelles motivent des badauds perdus à entrer dans cette galère, si la dynamique de Drive est encore à l’œuvre, ou si c'est juste parce que je l'ai vu les premiers jours de sa diffusion, mais la salle dans laquelle j'ai vu le film était aux trois quarts pleine. De personnes qui ne devraient pas être là. Des très jeunes spectateurs. Des très vieux spectateurs. Des spectateurs qui semblent être venus voir Drive II. Et qui passent une heure trente en enfer. Qui s'attendent à voir un peu de guimauve (mais un peu intello) et qui doivent boire de la mélasse conceptuelle au goulot. Dès les premières minutes, les gens sont mal, couinent, attendent que le film commence vraiment, qu'il arrête d'aligner des plans au ralenti. Cela m'est rarement arrivé pour un film si court: les gens sortaient de la salle, se plaignaient, répondaient à leurs téléphones. Ils rigolaient pendant des scènes de tortures, et soupiraient pendant des plans de vingt secondes. Non pas qu'on puisse le leur reprocher - mais rien que ces conditions étaient surréalistes. Elles tendaient d'ailleurs plutôt à faire grandir ma sympathie pour le film qu'autre chose.

Réalisorat et actorat. 
Une fois ces constats posés, il faut tenter de répondre à la question, que vous ne manquerez pas de vous poser pendant quatre-vingt dix minutes: ''mais bordel, c'est quoi ce film?''. C'est un putain d'objet d'art, creux et/ou génial. Je n'ai quasiment jamais vu ça à l'écran: chaque plan a l'ambition d'une œuvre d'art, d'un tableau. Chaque coup d’œil de la caméra est millimétré, travaillé, léché (d'aucuns diront que beaucoup trop). Pour moi, Kubrick (dans l'ambition) est en arrière fond permanent: dans l'envie esthétique, dans les techniques de réalisation, dans les plans de couloirs, dans le jeu de lumières et dans la fascination pour la violence. L'utilisation permanente de la technique du zoom par Refn (comme dans... heu, au hasard, Barry Lyndon) magnifie, sublime des plans (trop) travaillés, des postures de personnages totalement fantasmées, totalement improbables. La caméra est pornographique, clairement, pendant tout le film. Elle ne filme que le corps, ne s'intéresse qu'à la chair. Parfois ne capte même pas les paroles (thaïlandaises) de certains personnages. Et le résultat visuel est impressionnant. Refn arrive à innover comme on voit rarement un réalisateur le faire, du moins avec tant d'aisance. Il joue sur les lumières, fait monter la tension dans un mouvement infime de caméra, joue avec les fondus enchaînés comme un gosse. Il utilise ses bruitages pour appuyer le côté bien crade du film et reprend ses habitudes de musique digitale complètement perchées, en copiant même quasiment note pour note certains des thèmes les moins connus de Drive (non, on n'entendra pas Nightcall, malheureusement). Le visuel est vraiment fascinant. On pourrait aller voir le film et regarder chaque plan séparément, juste pour eux. Sauf qu'on peut légitimement juger Refn comme en faisant des caisses: c'est aussi de la mélasse (oui, j'aime bien ce terme - je le trouve approprié), un truc visqueux qui devient rapidement indigeste, pour quiconque n'en apprécie pas naturellement le goût.

Les acteurs rentrent dans le même délire cocaïnomane: Gosling ne joue pas ou presque pas, il se laisse être contemplé en permanence. Scott-Thomas surjoue la mère imposante: rôle de composition, certes, ''on ne la jamais vu comme ça'', mais c'est sans grand intérêt selon moi. L'ange exterminateur thaïlandais est parfait. Mutique, comme tous les autres personnages. Juste présents par la chair.

Peut-on avoir un avis sur ce film?
- J'adore le fait que Refn vienne foutre une grosse taloche aux seuls amateurs de Drive, en rappelant qu'il est un putain d'intello danois, qu'il fait ce qu'il y a de plus énervant dans notre cinéma continental, ce côté triphasé, symboliste, toujours dans la suggestion. Où rien n'est dit, rien n'est à dire. Moi-même fan absolu de Drive, je trouve ça génial qu'il vienne nous redire qu'il est surtout le réalisateur de films moins accessibles, comme Valhalla Rising ou Bronson. Qu'il y joigne les fantasmes qui sont présents dans tous ses films, de Pusher à Drive. En assumant ce côté extrémiste.
- Ce constat a donc un prix, que vous aurez bien saisi: le film (et beaucoup plus, je pense, que les autres - mis à part Valhalla Rising éventuellement) est extrêmement abscons, intello au 19e degré, absolument inaccessible au premier coup d’œil. Il incarne (donc) tout ce qui peut faire l'opposition entre ''cinéma d'auteur'' (à prononcer avec l'accent parissien) et cinéma commercial, dans ce qu'il a de pire: un art pour l'art, une discipline ultra-élitiste, une masturbation intellectuelle (j'aime pas cette expression, mais je crains qu'elle ne trouve ici son sens réel) permanente, une absence de sens, de message, de logique même (le film n'a, au niveau du montage, parfois absolument aucun sens logique) ! - qui donneraient le tournis à ses plus grands adeptes.
- En outre, le film est vraiment too much. Dialogues œdipiens hardcore, esthétique extrême, scènes de violences répétées (mais je m'attendais à pire - quoique qu'une scène en particulier confine presque au ridicule) enchaînement incompréhensible de séquences... Et surtout, surtout, acteurs qui marchent au ralenti pendant tout le film. 1h30 semble devenir 3h30, juste avec cet effet de style parfois magnifique, souvent arrogant.

Le film un objet esthétique fort beau, un truc fascinant, une expérience totalement ''armoire''. Une chose exclusive, radicale, sans concession. Sans doute à terme, sans spectateurs. Je suis pourtant le premier à détester ce genre de procédés (dans le théâtre, par exemple). Mais c'est peut-être que le cinéma manque un peu de ces réflexions visuelles, de cette ambition radicale, qui me fait être (trop) tolérant à l'égard d'un film comme celui-là, totalement haïssable - et que je ne hais point. En sortant du ciné, je pensais à mon père qui était allé voir 2001, l'Odyssée de l'espace, à sa sortie. Rien capté, aucun avis sur le film, ''on comprend rien'', me disait-il trente ans après. Une génération plus tard, le film est cultissime, son fils est fou amoureux de Stanley Kubrick, voit 2001 comme l'une des plus grandes œuvres cinématographiques du XXe siècle. Je n'aurais pas le culot de dire que Only God Forgives joue dans la même cour. Mais disons qu'il recoupe (parfois) des caractéristiques de 2001: une caméra parfaite, un montage magnifique, un symbolisme permanent, des passages vraiment abscons (je repense au moment ''crise épilepsie'' de 2001), un travail sur le son, la musique, les bruitages de grand talent, une ouverture totale à l'interprétation.

Sauf que 2001 était aussi une révolution absolue dans le champ (relativement) nouveau de la SF et un objet de génie créatif incontestable. Sauf que 2001 était un putain de chef d’œuvre. Sauf que 2001 était réalisé par le plus grand réalisateur de tous les temps.


Only God Forgives n'est, dans cette comparaison, certainement pas à la hauteur de cette logique prométhéenne. J'imagine qu'il sera désavoué, détesté, conspué par une très large majorité (et trouvera évidemment des adorateurs). 

Je suis vraiment partagé sur ce dernier Refn, réalisateur comme on en trouve peu. C'est un film sans équivalent, un mix entre Oncle Boonmee, l'homme qui se souvient de ses vies antérieures (tel que je l'imagine en tout cas) et Pusher 1. Sans aucun rapport avec Drive et pourtant son héritier sur une certaine idée du cinéma. Un objet agaçant, frustrant. Qui se regarde sans que le réalisateur nous permette jamais d'y entrer vraiment. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser, derrière tous ces défauts immenses, derrière ce pédantisme ultra-esthète, que ce film n'est pas insignifiant. Un film surréaliste, dans le très bon et dans le pire sens du terme.

lundi 11 février 2013

Zero Dark Thirty - Où est Charlie ? (2.0)

Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow, 2013.


La traque d'Oussama Ben Laden, ennemi public n°1 (symbolique?) pendant dix ans. Une agente bad-ass de la CIA devient obsédée par cette recherche ; à moitié-folle à force de chasser des morts ; et finit par mettre la main sur UBO. Attention, (grand) film à débats.

C'est marrant, les films américains, ces temps-ci, ont arrêté de faire 1h25, et ont décidé de devenir des films de 2h45. Comment se fait-ce ? Je ne sais. Ni marque de qualité, ni de médiocrité, Zero Dark Thirty ne déroge pas à cette nouvelle règle. Le film lancé, on sent tout de suite la patte de la réalisatrice, qui commence avec l'horreur du 9/11 et se termine avec la mort de Ben Laden. Les premières scènes mettent dans l'ambiance : un fond noir, des conversations (fictives?) au moment de l'attaque du World Trade Center. Entrée en matière magnifique. La suite est plus dure à avaler (ahah), puisqu'on nous montre, assez en détails je dois dire, une scène de water-boarding absolument gerbante. Bon, j'ai été, une funeste nuit d'automne 2012, traumatisé par un film norvégien ultra-violent, et suis devenu très, très sensible à la violence sur grand écran. Là encore, je me suis senti assez mal en voyant ce pauvre gars virtuellement noyé pour qu'il crache des informations sur le financement du terrorisme international, mais bref, là n'est pas la question : la scène est filmée sans complaisance aucune. Le regard porté par l'actrice principale sur ce suspect torturé au nom du Bien occidental est froid ; sans indignation complète ; mais sans justifier jamais le procédé. Ce qui est assez génial, malgré le côté too much de la torture filmée à l'écran (mes amis réalisateurs veulent de moins en moins faire appel à la suggestion, et c'est parfois dommage). L'ombre d'Abou Ghraib, la saleté de Guantanamo, sont incarnés tout en un dans ces quelques scènes ; dures à voir ; jamais complaisantes. Ensuite s'enchaîne cette folle traque d'une ombre, d'un symbole même, de l'Irak au Pakistan, en passant par l'Afghanistan et les attentats de Londres. On cherche Ben Laden partout ; on ne le sait nulle part. Le paysage politique brossé, de la furie bushienne du contexte irakien au tournant Obama de 2009, est parfait. L'Amérique dépeinte est assez sale ; meurtrie ; peu sûre d'elle. Tous les mythes sur cette traque tombent. Rien que pour ça, Bigelow fait œuvre de salubrité publique avec son œuvre : on n'y voit pas un romantisme de la vengeance ; ni une furie politique de rédemption dans le sang. On n'y voit pas même une volonté de faire advenir un projet politique ; mais un processus bureaucratique lent, sans arguments. Un truc mécanique. Cette dimension est très bien vue, ce me semble, par le scénariste, puisqu'il dévoile ce qu'est nécessairement un enjeu comme celui de la traque de Ben Laden : un symbole, un sacrifice, un objectif forcément débile, forcément inatteignable rationnellement. Et cela est filmé magnifiquement. Sans déflorer la fin du récit, on termine par la scène absolument fabuleuse de l'attaque de la forteresse de Ben Laden, où Bigelow montre tout ce qu'elle sait faire en termes de réalisation, et avec une violence, cette fois, nécessaire et fondamentale. L'image est simplement parfaite ; le montage, à couper le souffle ; et un déroulement qui se veut tout sauf spectaculaire. 1er mai 2011, le film disparaît dans les ténèbres de l'actuel.

En sortant du film, j'étais bouche bée. Bien que ce film ne soit sans doute pas parfait, peut-être un peu vite scénarisé, vite réalisé, vite bouclé, il faut concéder que Bigelow a un sens de la réalisation impressionnant : on peut lui reprocher de prendre un peu le spectateur par la main (en donnant à chaque plan une date, un lieu, la moitié du temps d'ailleurs en disant, ''prison de la CIA, lieu tenu secret'') ; on peut lui reprocher cette caméra un brin remuante, excitée ; on peut lui reprocher cette prétention de retracer toute la décennie de 2010 en deux heures trente, en en laissant des aspects importants de côté (type conflit israélo-arabe). Mais Bigelow offre, selon moi, l'un des premiers films post-2010 fondamentaux sur une décennie de mort. Elle filme avec brio la paranoïa américaine ; la cristallisation d'un choc idéologique voulu par deux camps ; elle observe avec désarroi et réalisme les désastres de ce début de siècle. La violence de ce nouveau monde ; la haine partagée ; l'idéologie destructrice de l'islamisme radical ; la prétention souvent vaine de l'Amérique. Avec une actrice centrale magnifique ; qui ne surjoue jamais ; qui suggère en permanence ; et là encore, déromantise totalement le rôle qui peut être celui d'un agent dans un enjeu comme celui-là. Jessica Chastain est sale ; obsédée ; presque folle. Elle est frêle ; elle arrive à nous suggérer son intégrité et sa dangerosité. Très intelligente que la création de ce personnage à plusieurs facettes, qui peut être interprété comme héroïne ou comme ange exterminateur (combien de fois dit-elle : ''tuez-le pour moi'' avec une froideur à rendormir un mort), et qui doit, évidemment, recouper des dizaines de personnages réels de cette histoire invraisemblable. D'ailleurs, Bigelow choisit de ne pas prendre le parti de filmer à partir du point de vue d'Al-Qaida, et cela rend le film d'autant plus froid, donc d'autant plus percutant. La nébuleuse reste en permanence une ombre, qui utilise les enjeux politiques locaux pour se cacher, pour prospérer. Ce qui rend l'affrontement encore plus opaque, encore plus terrifiant. La narration, grâce à ces éléments, devient extrêmement intéressante.

Zero Dark Thirty est très beau : en le voyant, on pense à du Greengrass, en mieux ; au Carlos d'Assayas ; aux derniers films de guerre (intéressants) des années passées, comme Jarhead ou Démineurs (de la même réalisatrice pour ce dernier). Avec ce soupçon de réalisme en trop ; cette envie de coller en permanence au réel ; ce désir total pour démontrer la désillusion nécessaire des ''grandes'' aventures. En le saupoudrant de quelques touches de fiction ici et là. Cet équilibre permanent entre réalisme total et fiction nécessaire peut être gavant : on s'y perd entre ce qui relève de la réalité et ce qui est créé pour le film (honnêtement, à la sortie d'un film pareil, je serais incapable de distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas). Mais l'équilibre est ici assez bien trouvé pour que le message politique reste ouvert : la mort de Ben Laden n'apporte rien, et c'est ce que le film montre ; la décennie n'apporte rien, et c'est ce que le film montre. Loin d'être  un aveuglement américanophile, le film reprend, par endroits, cette phrase de je-ne-sais-plus-qui qui disait qu'une défaite des États-Unis n'a jamais été une victoire pour le monde. Forcément engagé, mais jamais bêtement, le film avance un message politique à tâtons, assez ouvert pour ne pas être énervant ; assez clair pour ne pas être vide. Ni propagandiste, ni anti-américaine, c'est l'une des fables sur l'histoire récente des États-Unis les plus exactes, les plus intéressantes, qu'il m'ait été donné de voir ces derniers temps. Le film reste assez lent ; prend son temps ; fait montre de plusieurs très belles fulgurances ; et offre trente dernières minutes absolument magnifiques. Pas foncièrement surprenant, mais beaucoup plus subtil qu'il n'y paraît, Zero Dark Thirty est une très belle œuvre. Certainement ce qu'on pouvait faire de mieux sur le sujet ; certainement ce qu'on aura fait de mieux sur le sujet. Car à la fin d'une œuvre pareille, il n'y a plus grand chose à dire. Bon film.