jeudi 21 août 2014

La nostalgie n'est plus ce qu'elle était

Au bout du conte, Agnès Jaoui, 2013.

Je n'écris quasiment plus ici ces derniers temps. Simplement parce que je vois assez peu de films.


Pitch.
Film (un peu) chorale avec pour toile de fond la « critique constructive » des mythes romantiques (entendre « romantique » dans le sens débile de fleur bleue) par une variation sur le thème de Cendrillon. Autour d'elle, une tante bohème, un beau-papa blasé (joué par Bacri, si, si, je vous jure), un maléfique mé(ga)lomane, une roturière en mal d’amour, dans un Paris bourgeois à en crever.

Contexte et réalisation.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai envie de m'attarder d'abord sur la forme du film, et rien qu'elle. J'ai reparlé récemment de certains films de l'ex-couple Bacri/Jaoui avec des amis, et je me rends à chaque fois compte à quel point je les aime (Cuisine et dépendances, Un air de famille, Le goût des autres), et à quel point ils sont si injustement méconnus par ma génération. Ces trois seuls films devraient être les Rohmer de ma génération, c'est-à-dire des films pas forcément incontournables, mais cultes, marquants, énervants par certains côtés, et que l'on peut revoir cinq, dix, vingt fois. Ils sont étonnants de justesse par la peinture précise et jouissive qu'ils offrent des relations sociales, familiales, amicales, amoureuses. Ils forcent le respect par la douceur avec laquelle ils abordent des thèmes très difficiles (la violence de la Culture, la hiérarchisation dans les familles, les échecs personnels et les retrouvailles impossibles). Et hormis Le goût des autres, la force - énorme - de ces récits n'est pas nécessairement, à mes yeux, la place donnée au dialogue (qui est certes parfaite) mais plutôt la grande cohésion et cohérence de ces pièces de théâtre. Parce qu'elles sont des pièces de théâtre, elles sont extrêmement simples en termes de mise en scène (« épurées » comme dirait un type des Inrocks), et donc doivent être parfaites dans leur rythme, leur humour, leur récit pour accrocher le spectateur. Ce qu’elles sont. C'est d'ailleurs pour cela qu'on leur pardonne de ne pas être du cinéma, mais du théâtre filmé - l'expression est peut-être impropre, je devrais dire ces « films de théâtre », plutôt. Alors pourtant, dans Le goût des autres, la caméra suit les personnages, à l’extérieur, évoluant dans des espaces différents, et je n'en ai aucun mauvais souvenir. Au contraire. Cela servait bien le récit, notamment pour mettre en exergue les rapports de « classes » entre Bacri et le monde artiste qui le rejette. Et la réalisation suivait. C’était sans doute pas du P.T. Anderson, mais c’était honnête, c’était plutôt beau.

Dans Au bout du conte, j'ai vraiment été frappé par la mauvaise réalisation du film. Ou plutôt par la réalisation paresseuse. C'est assez mal filmé, les quelques idées de mise en scène (caméra en dehors de la voiture, scène filmée de l'autre côté de la rue) sont attendues au possible et font presque film amateur. C'est pauvre aussi en termes de rythme, les quelques moments qui font explicitement référence à des contes sont ridicules (la scène d'ouverture est crasseuse) – et c'est sans doute à dessein, mais cela n'enlève rien à l'argument ! Il est possible et même nécessaire de bien filmer le médiocre ou le vulgaire, c'est d'ailleurs pour cela que c'est intéressant. Pour terminer le tableau, je trouve le montage raté- mais alors carrément raté - et c'est pourtant le genre de trucs que je relève pas souvent au cinéma. Au point que l'on s'y perd dans le récit, que l'on ne comprend pas les liens entre les personnages, et que l'on s'accroche pour comprendre le fond du propos. Je dois reconnaître que la bande originale est réussie (mais tu prends du Tchaïkovski, c'est pas non plus le risque de l'année). Partout, les scènes filmées en extérieur sonnent faux, ou plutôt, sont  injustifiées. Cela dit, c'est pas non plus désagréable à voir en tant que tel, on ne s'arrache pas les yeux devant, c'est simplement une constatation difficile pour moi qui voue un véritable culte à Jaoui et Bacri, malgré leurs (nombreuses) errances. Ici, c’est clair. Ils
sont tous deux auteurs, mais c'est un fait, Jaoui n’est définitivement pas une réalisatrice intéressante.


Le fond.
Je m'attardais sur la mise en scène parce qu'il me semble que c'est elle qui dessert le récit et fait passer le film d'un statut potentiel de film d'auteur à celui de petit film français sympatoche. Car le fond finit par rejoindre cette forme un peu vite faite, un peu facile, assez peu créative. Pourtant, ça commence vraiment pas mal, une fois la scène d'intro passée. Malgré un récit foutraque, on arrive rapidement sur les situations typiques des Jaoui/Bacri : rencontres entre milieux sociaux, dialogues à mourir de rire, répliques magiques (Bacri en sort par douzaine. « C'est chiant, les enfants, c'est vrai, quand on regarde ça à plat » ; « Nan mais, arrêtez de parler, moi, le code moral des voyantes, vraiment, j'en ai rien à foutre, alors ça » ; « Qu'est-ce qu'on fait, là ? Bah on s'emmerde »). Ils ont une vraie patte pour créer des situations attachantes, des personnages ambigus, représenter les idéalistes insupportables et les cyniques invivables, les bourges complètement déphasés et les marginaux destroys, et puis, ils parviennent réellement à tisser un des récits les plus cyniques que j'ai vu depuis un bail. Je dirais même qu'ils arrivent à le faire sans trop de manichéisme, avec une tendresse, une douceur. C'est facile, mais c'est efficace. On te prend Cendrillon, on te la tord dans tous les sens, et on te la jette sur le trottoir. Cette manière de cracher sur les codes narratifs, de détruire à coups de pelle les mythes du coup de foudre ou de l'amour éternel est évidemment simple, mais n'en reste pas moins extrêmement jouissive. En outre, le film parvient à proposer quelques réflexions qui détonnent - notamment sur le rapport entre les parents d'élèves et l'institution scolaire, où, j'étais non seulement mort de rire mais j'ai retrouvé de réelles scènes vécues par mes parents, notamment quand la principale apprend que le couple d'une petite un peu mise à l'écart est divorcé. Mon père avait vécu à peu près la même chose, quand une employée municipale renouvelait ses papiers d'identité, et avait eu l'incroyable culot de lui sortir: "et vous êtes séparé, en plus?". C'est génial de réussir à montrer ce petit rien de mépris absolu, qui veut tout, tout dire. L'utilisation du conte en tant que tel est plus inégale. Certaines références sont parfaites (le réveil de la Belle au Bois Dormant tient, selon moi, du génie pur) ; d'autres sont très mauvaises, voire détestables (la perte de la chaussure est pathétique ; la scène de « l’amour à Paris » est vraiment dégueulasse).
Le parti pris de l'univers de conte touche donc dans le même temps ses forces et ses limites. Il permet aux auteurs plein de raccourcis (on se rencontre, on s'aime, on se détruit) et autorise Jaoui à ne pas prendre de gants, et donc à avancer rapidement dans le récit et de proposer un vrai discours sur "la rencontre". Mais dans le même temps, elle se permet d'accumuler des clichés vraiment laids (la grosse bourgeoise est évidemment refaite et horrible – "mais c'est paske c'est la marâtre" ; le personnage principal est compositeur de musique classique déconstructionniste pour orchestre à cordes à 23 ans, bah oui, facile – "mais c’est paske c’est le héros"), et d'opérer nombre de raccourcis qui desservent le récit. Elle s'autorise des turpitudes qu’elle reproche à autrui ou prétend parodier (la médiocrité, la superficialité, la caricature). Elle mine son propre propos par la surenchère humoristique, et surtout par une absence de cohérence de fond du scénario, du montage, de la réalisation en elle-même. C'est là le principal reproche que j'ai à faire au film.

Je suis pas clair, donc exemple : à la fin du film, le héros est tiraillé entre deux femmes (en gros, le mythe et la réalité, la blonde et la brune). En parallèle, le personnage de Jaoui organise un spectacle pour enfants sur le thème de Blanche-Neige (ou autre héroïne pareillement flasque). Les deux scènes se déroulent en même temps. Au moment du baiser entre le prince et Blanche-Neige, la gamine sur scène refuse d’embrasser le prince. A l’instar du héros et de l’héroïne, qui ne le font pas non plus - et c'est même triste  - pathétique même, mais cette fois dans le bon sens du terme - à en pleurer. Je trouve que l’idée est plutôt brillante, correspond tout à fait à du Bacri/Jaoui. On te prend une situation de départ classique, on t’y insuffle un brin de cynisme et beaucoup de réalisme, et on te laisse sur ta faim. Ce que tu attends du film ne vient jamais, et c’est vraiment pas mal. Sauf que là, une minute plus tard, le gamin qui joue le prince (je pense que plus aucun lecteur ne suit ma pensée à cet instant) se retrouve en coulisses, et une autre gamine vient lui prendre la main. Et c’est directement répercuté à l’écran pour notre héros, qui retrouve la 2nde jeune femme. Et là, pour moi, il y a ou bien un problème de scénario, ou bien un problème de mise en scène. Parce que la scène joue sur ce qu’on attend du cinéma et qui n'arrive jamais (et ne devrait pas arriver): c'est-à-dire les retrouvailles amoureuses entre le héros et l’héroïne. Principe : on nous crache à la gueule ; puis on remplace ce sentiment d'inaccompli - génial - par une autre scène de retrouvaille amoureuse finalement aussi attendue que la première et finalement aussi conformiste que la première, que l’on a bâché par prétendu anticonformisme, justement. Alors, sur le fond, pour ceux qui auront vu le film, c’est compréhensible – et justifié en termes d’intrigue. Mais c’est le fond du procédé qui me semble contestable : je trouve que le décalage entre cette volonté de casser les codes, et le retour permanent à ceux-ci est symptomatique du film. Il tente d’être une parodie critique, un truc acerbe, et se retrouve à faire exactement la même chose que les ficelles narratives qu’il dénonce…

Reste les dialogues. Et des acteurs que l’on ne peut qu’aimer.


A la mémoire d'avant.
Malgré tout ça, j’ai quand même passé un moment intéressant. C'est le film du "quand même", du "malgré tout". On apprécie "quand bien même", parce que c'est eux. Parce qu'on se bidonne plein de fois devant le film. Parce que les dialogues sont excellents. Parce que les acteurs en général sont plutôt pas mal et que Jaoui et Bacri sont toujours parfaits. Parce qu’on ne capte pas tout, qu’on a de la place pour l’interprétation. Parce que même s’ils vivent vraiment dans leur monde (très bourge, finalement, très à part), ça tient à peu près le choc du réel. Parce qu’on se dit que ces gens ont un vrai talent pour dépeindre les relations humaines, pour les écrire surtout. 

Je les défonce pendant toute cette critique et pourtant, qu'est-ce que je les aime. Et c'est quand je me souviens de ce qu'ils ont fait que je continue à aimer ce qu'ils font. C'est un jeu dangereux, qui amène les uns à saluer des Woody Allen à la chaîne alors qu'ils sont de plus en plus mauvais. Pour eux deux, je pourrais le faire - un tout petit peu - par nostalgie et par amour de leur passé.

Il me tarde de revoir leurs petits et grands films, avec exigence et avec bienveillance. Il me tarde de réentendre les saillies de Bacri devant la médiocrité ambiante ("Vous me laissez tout seul, avec eux? J'ai rien à leur dire moi ! J'veux bien meubler, on passe sa vie à meubler. Mais pour dire quoi ? Je comprends même pas ce qui me dit, ce type !"), de Jaoui ("Si je suis fatiguée? Heu... Je frise le coma") et de Darroussin, ô combien absent ici ("J'ai lu un truc incroyable aujourd'hui patron, j'crois que ça peut vous aider. Ah, voilà: "profondes sont nos souffrances", lui dit-elle...").

Ce qui est marrant, c'est que même moyens (voire très moyens), Bacri et Jaoui sont grands, parce qu'ils aiment le théâtre, et que c'est devenu plutôt rare au cinéma.

Tudy