samedi 25 mai 2013

Only God Forgives - 2001, l'Odyssée de la mélasse

Only God Forgives, Nicolas Winding Refn, 2013.

Le film est dédié à Alejandro Jodorowsky, et il en a des caractéristiques chères au chilien: l'absurde, le côté ultra-provocateur, la dimension clairement surréaliste. Avec les moyens de ses ambitions - ou pas. J'avais très peur en allant voir ce film. J'avais raison.



Pitch et plot.
Rien. Une vague histoire de dealer de drogue américain en Thaïlande dont le frère est tué. Strictement aucun intérêt.

Les enjeux.
Allons dans le vif, et balançons par dessus bord ce qui doit l'être.
- Only God Forgives ne propose aucune réelle histoire, aucune réelle structure narrative.
- Il ne propose pas de dialogues non plus. L'ensemble des dialogues doit être à peu près équivalent à cinq minutes sur la totalité du film. Et les quelques discussions soulignent l'évident ou bien poussent encore un peu plus loin la logique du film contemplatif qui raconte (un peu) n'importe quoi.
- Il ne propose même pas de vrai message. Aucun message politique, aucun message social, aucun message sur la famille, les rapports mère-fils ou les rapports au frère. Il ne dépeint pas vraiment (ou pas avec beaucoup d'intérêt) la Thaïlande, puisqu'il se contente d'enfiler des clichés sur le ''pays des sourires'': drogues, prostituées, combats de boxe (un peu), morale asiatique sur l'honneur et le silence bien frappées.

Les conditions extérieures.
On l'aura compris, ce film n'est donc pas un objet de ciné comme les autres. Et je fais ici une parenthèse: je ne sais pas si la promo a marché, si les affiches immenses qui tapissent les cinémas de Bruxelles motivent des badauds perdus à entrer dans cette galère, si la dynamique de Drive est encore à l’œuvre, ou si c'est juste parce que je l'ai vu les premiers jours de sa diffusion, mais la salle dans laquelle j'ai vu le film était aux trois quarts pleine. De personnes qui ne devraient pas être là. Des très jeunes spectateurs. Des très vieux spectateurs. Des spectateurs qui semblent être venus voir Drive II. Et qui passent une heure trente en enfer. Qui s'attendent à voir un peu de guimauve (mais un peu intello) et qui doivent boire de la mélasse conceptuelle au goulot. Dès les premières minutes, les gens sont mal, couinent, attendent que le film commence vraiment, qu'il arrête d'aligner des plans au ralenti. Cela m'est rarement arrivé pour un film si court: les gens sortaient de la salle, se plaignaient, répondaient à leurs téléphones. Ils rigolaient pendant des scènes de tortures, et soupiraient pendant des plans de vingt secondes. Non pas qu'on puisse le leur reprocher - mais rien que ces conditions étaient surréalistes. Elles tendaient d'ailleurs plutôt à faire grandir ma sympathie pour le film qu'autre chose.

Réalisorat et actorat. 
Une fois ces constats posés, il faut tenter de répondre à la question, que vous ne manquerez pas de vous poser pendant quatre-vingt dix minutes: ''mais bordel, c'est quoi ce film?''. C'est un putain d'objet d'art, creux et/ou génial. Je n'ai quasiment jamais vu ça à l'écran: chaque plan a l'ambition d'une œuvre d'art, d'un tableau. Chaque coup d’œil de la caméra est millimétré, travaillé, léché (d'aucuns diront que beaucoup trop). Pour moi, Kubrick (dans l'ambition) est en arrière fond permanent: dans l'envie esthétique, dans les techniques de réalisation, dans les plans de couloirs, dans le jeu de lumières et dans la fascination pour la violence. L'utilisation permanente de la technique du zoom par Refn (comme dans... heu, au hasard, Barry Lyndon) magnifie, sublime des plans (trop) travaillés, des postures de personnages totalement fantasmées, totalement improbables. La caméra est pornographique, clairement, pendant tout le film. Elle ne filme que le corps, ne s'intéresse qu'à la chair. Parfois ne capte même pas les paroles (thaïlandaises) de certains personnages. Et le résultat visuel est impressionnant. Refn arrive à innover comme on voit rarement un réalisateur le faire, du moins avec tant d'aisance. Il joue sur les lumières, fait monter la tension dans un mouvement infime de caméra, joue avec les fondus enchaînés comme un gosse. Il utilise ses bruitages pour appuyer le côté bien crade du film et reprend ses habitudes de musique digitale complètement perchées, en copiant même quasiment note pour note certains des thèmes les moins connus de Drive (non, on n'entendra pas Nightcall, malheureusement). Le visuel est vraiment fascinant. On pourrait aller voir le film et regarder chaque plan séparément, juste pour eux. Sauf qu'on peut légitimement juger Refn comme en faisant des caisses: c'est aussi de la mélasse (oui, j'aime bien ce terme - je le trouve approprié), un truc visqueux qui devient rapidement indigeste, pour quiconque n'en apprécie pas naturellement le goût.

Les acteurs rentrent dans le même délire cocaïnomane: Gosling ne joue pas ou presque pas, il se laisse être contemplé en permanence. Scott-Thomas surjoue la mère imposante: rôle de composition, certes, ''on ne la jamais vu comme ça'', mais c'est sans grand intérêt selon moi. L'ange exterminateur thaïlandais est parfait. Mutique, comme tous les autres personnages. Juste présents par la chair.

Peut-on avoir un avis sur ce film?
- J'adore le fait que Refn vienne foutre une grosse taloche aux seuls amateurs de Drive, en rappelant qu'il est un putain d'intello danois, qu'il fait ce qu'il y a de plus énervant dans notre cinéma continental, ce côté triphasé, symboliste, toujours dans la suggestion. Où rien n'est dit, rien n'est à dire. Moi-même fan absolu de Drive, je trouve ça génial qu'il vienne nous redire qu'il est surtout le réalisateur de films moins accessibles, comme Valhalla Rising ou Bronson. Qu'il y joigne les fantasmes qui sont présents dans tous ses films, de Pusher à Drive. En assumant ce côté extrémiste.
- Ce constat a donc un prix, que vous aurez bien saisi: le film (et beaucoup plus, je pense, que les autres - mis à part Valhalla Rising éventuellement) est extrêmement abscons, intello au 19e degré, absolument inaccessible au premier coup d’œil. Il incarne (donc) tout ce qui peut faire l'opposition entre ''cinéma d'auteur'' (à prononcer avec l'accent parissien) et cinéma commercial, dans ce qu'il a de pire: un art pour l'art, une discipline ultra-élitiste, une masturbation intellectuelle (j'aime pas cette expression, mais je crains qu'elle ne trouve ici son sens réel) permanente, une absence de sens, de message, de logique même (le film n'a, au niveau du montage, parfois absolument aucun sens logique) ! - qui donneraient le tournis à ses plus grands adeptes.
- En outre, le film est vraiment too much. Dialogues œdipiens hardcore, esthétique extrême, scènes de violences répétées (mais je m'attendais à pire - quoique qu'une scène en particulier confine presque au ridicule) enchaînement incompréhensible de séquences... Et surtout, surtout, acteurs qui marchent au ralenti pendant tout le film. 1h30 semble devenir 3h30, juste avec cet effet de style parfois magnifique, souvent arrogant.

Le film un objet esthétique fort beau, un truc fascinant, une expérience totalement ''armoire''. Une chose exclusive, radicale, sans concession. Sans doute à terme, sans spectateurs. Je suis pourtant le premier à détester ce genre de procédés (dans le théâtre, par exemple). Mais c'est peut-être que le cinéma manque un peu de ces réflexions visuelles, de cette ambition radicale, qui me fait être (trop) tolérant à l'égard d'un film comme celui-là, totalement haïssable - et que je ne hais point. En sortant du ciné, je pensais à mon père qui était allé voir 2001, l'Odyssée de l'espace, à sa sortie. Rien capté, aucun avis sur le film, ''on comprend rien'', me disait-il trente ans après. Une génération plus tard, le film est cultissime, son fils est fou amoureux de Stanley Kubrick, voit 2001 comme l'une des plus grandes œuvres cinématographiques du XXe siècle. Je n'aurais pas le culot de dire que Only God Forgives joue dans la même cour. Mais disons qu'il recoupe (parfois) des caractéristiques de 2001: une caméra parfaite, un montage magnifique, un symbolisme permanent, des passages vraiment abscons (je repense au moment ''crise épilepsie'' de 2001), un travail sur le son, la musique, les bruitages de grand talent, une ouverture totale à l'interprétation.

Sauf que 2001 était aussi une révolution absolue dans le champ (relativement) nouveau de la SF et un objet de génie créatif incontestable. Sauf que 2001 était un putain de chef d’œuvre. Sauf que 2001 était réalisé par le plus grand réalisateur de tous les temps.


Only God Forgives n'est, dans cette comparaison, certainement pas à la hauteur de cette logique prométhéenne. J'imagine qu'il sera désavoué, détesté, conspué par une très large majorité (et trouvera évidemment des adorateurs). 

Je suis vraiment partagé sur ce dernier Refn, réalisateur comme on en trouve peu. C'est un film sans équivalent, un mix entre Oncle Boonmee, l'homme qui se souvient de ses vies antérieures (tel que je l'imagine en tout cas) et Pusher 1. Sans aucun rapport avec Drive et pourtant son héritier sur une certaine idée du cinéma. Un objet agaçant, frustrant. Qui se regarde sans que le réalisateur nous permette jamais d'y entrer vraiment. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser, derrière tous ces défauts immenses, derrière ce pédantisme ultra-esthète, que ce film n'est pas insignifiant. Un film surréaliste, dans le très bon et dans le pire sens du terme.