Nocturama, 2016, Bertrand Bonello
Pitch
7 adultes-enfants mettent en œuvre 4
attentats simultanés à Paris. Et y parviennent.
L’actualité
Le film est évidemment un écho
terrible à l'actualité. Les héros de ce film sont jeunes, paumés,
et veulent faire déferler leur violence sur le monde. Je ne sais pas s'il
aide ou s'il crée plus de dégâts qu'il n'en répare, mais ce n'est
pas forcément la question que j'ai envie de me poser.
J'y penserais différemment et j'en
profite pour ouvrir cet article par un aparté personnel. Avec un
très bon ami, avec qui je partage des conversations politiques
hebdomadaires plutôt vives, nous partions lors de notre rencontre
d'univers et de perspectives bien différentes. Nous avions étudié
ensemble, mais je ne le connaissais pas très bien. Lui est plutôt
gauche radicale, moi carrément social-traître, mais tous deux nous aimons ce
qui nous remue, ce qui nous déconcerte, ce qui nous gratte les
méninges en un sens. Les discours qui nous remettent en question,
qui nous énervent. Nous détestons les positions toutes faites et
les idéologues. Nous restons objectivement, je crois, à la fois
terrifiés mais fascinés par une certaine forme de violence
politique, une vitalité de l'idée politique – face à la « mare d'eau
stagnante du libéralisme » comme dirait l'autre, et nous aimons en
parler. Et j'étais étonné de constater que personne autant que lui
n'avait partagé les mêmes pensées que moi, lors de ces derniers
mois, ces dernières années, quant aux attentats politiques et
religieux qui ont frappé la France et la Belgique.
Il est difficile de mettre des mots
dessus et il pourrait être en désaccord, mais disons que je
pense que nous avons changé. Que nous nous sommes endurcis
sur nos positions, que nous sommes plus conscients de notre
attachement – parfois viscéral, parfois malgré nous – à la
France, que sommes plus impitoyables face à nos ennemis, que nous
réfutons la mauvaise foi et l'expertise de comptoir plus que jamais,
que nous n'acceptons pas que notre douleur soit utilisée et que nous
n'acceptons pas non plus qu'elle soit minimisée, que si nous adorons
la discussion, nous tolérons moins l'insulte, surtout, surtout quand
elle touche à ce qui nous a remué, pour ne pas dire cassé en deux,
ces derniers temps. Ce sont ces moments de sidération que nous avons
partagés, et, non sans une certaine noirceur ironique, qui nous ont
rapproché. Le terrorisme islamiste nous a endeuillé, nous a fait
pleurer, nous a prostré, nous a donné envie de nous battre aussi.
Ce n'est pas la haine, ni la peur qui nous meuvent mais la conviction
renforcée que nous avons touché du doigt une certaine forme absolue
de banalité du mal, que ce combat n'est pas sociologique ou culturel mais
politique et moral, et que de ce constat, si l'on est en désaccord,
il faudra nous en parler avec un tact extrême, comme après la mort
d'un proche ou après un deuil.
Avec ceci à l'esprit, me voici attiré
par un film qui suppose, justement, de converser et de réfléchir
sur un acte terroriste. Le contexte est très différent, puisque les
protagonistes, loin d'être mus par une idéologie de la pulsion de
mort de l'islamisme radical, le sont par un nihilisme plutôt
tendance anticapitaliste – ou supposé comme tel.
Au cœur de notre actualité où il est
capital de tenter de comprendre pourquoi nos sociétés semblent face
aux attentats comme face à des feux de forêts, dont on ne voit plus
comment éteindre les foyers ou évacuer les blessés, s'attaquer à
cette question a de la gueule.
C'est ce que tente de faire ce film.
Le film d’auteur
Les quarante premières minutes du film
sont assez incroyables. L'on voit des jeunes marcher dans des
couloirs de métro, sans dire un mot. Ils échangent des regards, des
SMS, ils passent des couloirs, entrent dans des rames, en sortent. Le
ballet continue, ils se mettent en place. La réalisation a quelque
chose de dingue, si l'on y adhère. On ne voit que des gens marcher,
et pourtant, il faut s'accrocher à son siège pour ne pas tomber,
tant la ville filmée est bruyante, tant Paris est belle et sale,
tant la musique est oppressante, tant l'expérience de cinéma est
expérimentale. Je me suis surpris parfois à avoir quelques
difficultés à reprendre mon souffle.
Pourtant, dès cette entrée en
matière, les limites du film sont déjà là. Certains acteurs ne
sont pas à leur place, les quelques dialogues sonnent assez faux, le
temps s'étire déjà, et cela ne fait pas une demie-heure. Mais nous
y reviendrons.
Des métros de
Paris, voici nos protagonistes qui organisent leurs attentats.
Ceux-ci sont assez stupides: on fait péter un immeuble au pif
de la Défense, on brûle la statue de Jeanne d'Arc (perso, j'appelle
ça du vandalisme, pas du terrorisme), on explose des voitures en
pleine rue (sans faire de morts) et l'on fait exploser le ministère
de l'intérieur sans personne dedans. Et puis, notre groupe se réfugie dans un improbable centre commercial – et attend. On s'emmerde. On parle un peu. On danse.
On fait ce que font les acteurs du film français cliché : on
regarde les murs.
Il faut reconnaître au film ce culot-là : traiter le terrorisme dans un film d'auteur, je trouve
qu'il faut un certain panache. Tout est là pourtant : la
réalisation est sobre, la photographie géniale, les longs silences,
l'organisation anarchique du scénario, la suggestion, le hors-champ.
On voit Paris comme rarement, on voit une partie de sa jeunesse
silencieuse. On ouvre une réflexion sur la
violence, sur notre rapport à la violence, sur son emballement, sur
des points de non-retour.
La fin du film est
en revanche beaucoup moins subtile. Elle offre une lumière extrêmement
crue sur la répression de violence par la violence. En termes
cinématographiques, c'est très beau, c'est choquant, c'est puissant,
j'adhère pas mal. Mais en termes politiques, c'est plus
contestable. Elle pose certes des questions, mais le fait de façon
assez caricaturale. Elle n'en est pas moins forte, mais j'ai
l'impression qu'alors le réalisateur tente davantage de m'imposer sa
vision du monde, et c'est assez déplaisant. Mais ne voulant pas
dévoiler cette fin, même attendue, je m'arrête ici.
Je suis aussi plus réservé sur certains partis pris, comme les flash-backs que je
trouve foirés, ou les répétitions de scènes de plusieurs points
de vue que je trouve vraiment mauvaises, surtout quand on a vu un
Jackie Brown avant. Mais bref.
Le film a un
certain don pour jouer dans le silence, dans la suggestion.
Comme objet, c'est
beau. C'est plutôt beau.
Le film raté et sublime
Et pourtant,
au-delà de la technique, le film se viande parfois considérablement.
Déjà, le parti pris des personnages - et des acteurs qui les incarnent - est assez dur à avaler. Ils sont
tous finalement assez clichés, et pas écrits. Vouloir dépeindre
une jeunesse « diverse » n'est pas le problème, c'est
l'ancrage dans le réel qui l'est. On voit un groupe de jeunes
composé d'un jeune de Sciences Po qui sort des conneries
métaphysico-politiques invraisemblables, un vigile de supermarché
pas crédible, une classe moyenne inférieure sans repères, des paumés de cité et d'ailleurs qui articulent beaucoup trop, un
visage de la jeunesse parfois à la fois cliché et vide. On arrive jamais à croire que ce groupe de cons-là ont pu avoir l'intelligence, la discrétion, la volonté d'organiser de pareils actes de terreur.
Le film est
terriblement long, il est peu ou pas écrit, il est mélancolique,
absurde. Il fait l'économie de mots, et pourtant parle souvent un
peu trop.
En fait, je
n'arrive pas à écrire sur ce film, car c'est rarement que je fais
face à des sentiments aussi contradictoires en sortant du cinéma.
Tous ses défauts sont aussi ses qualités. Le film ne donne pas les
raisons du passage à l'acte de ses protagonistes ? C'est ce qui
le rend un peu vain, mais aussi ce qui nous permet d'y projeter ce que l'on voit de notre société, de le
rendre intemporel, universel presque. Les personnages ne veulent pas
faire de victimes, ce qui est ridicule pour un groupe terroriste ?
Cela montre leur ambiguïté, leur complexité peut-être, une forme de destruction qui ne s'assume pas. Le film est
d'une lenteur insoutenable ? C'est ce qui rend l'atmosphère si oppressante, ce qui permet de représenter la vacuité de
l'action violente des protagonistes. Les discussions sont à la
limite du ridicule ? C'est une façon aussi de dépeindre une
forme de médiocrité du monde, et cela le fait assez bien. Les
acteurs ne sont pas toujours, voire pas souvent, crédibles ? On
peut y voir aussi une sorte de fable, où le récit se force à ne
pas tomber dans le sociologisme et l'explication pédagogique à tout
crin. On montre des personnages de théâtre, qui s'aiment et se
noient.
Le problème, c'est
de savoir à la fin du film où l'on situe le curseur. On peut rester
complètement en dehors. Comme moi, lorsque l'on me montre un groupe
de personnes sans armure ni condition idéologique, sans préparation
ni modèle politique, qui décident de commettre des attentats sans vraiment de
but. Je n'y crois pas une seconde. La violence politique me semble
justement possible parce qu'elle s'inscrit dans un certain prisme sur le monde.
C'est parce que le regard que l'on porte sur le monde autorise cette
violence qu'elle est possible. Ici, je ne peux pas y croire. Ces
jeunes sont énervés, vaguement anticapitalistes, même pas vraiment politisés, mais ils ne sont pas enragés, ils ne sont pas endoctrinés. Ils n'ont
aucune raison de passer à l'acte, ils n'ont aucun horizon qui les
emmènent vers ce passage à l'acte, c'est presque de l'ordre du
suicidaire. Ils semblent nihilistes.
Et d'un autre côté,
ne pas, ou ne de presque pas, justifier les raisons d'agir des
protagonistes n'est vraiment pas inintéressant. Cela permet de voir
leur nausée, leur sentiment d'abandon, de perte. On peut aussi y
voir un autre type de récit, quelque chose qui n'essaierait pas de
comprendre la violence terroriste, mais qui la verrait comme un
symptôme d'un mal plus profond. En sorte, une fin et non un moyen.
C'est une pensée fort déprimante, et c'est un postulat que je
réfute d'avance, puisque je pense qu'il est impossible dans la
réalité comme expliqué plus haut, mais le film le fait avec une
certaine élégance.
J'ai trouvé certains moments assez sublimes. Je
garde l'image de cette jeune fille qui danse et se perd après avoir
commis l'irréparable, c'est comme si elle en prenait conscience
pendant quelques instants, et lâche prise. Ou bien ce récit d'un personnage sur la
guerre Iran-Irak où l'on envoyait des ânes sur les champs de mines
pour déblayer le terrain, et où quand ceux-ci ont fini par refuser
d'y aller, les autorités iraniennes ont alors décidé d'envoyer des
enfants à la place, moins réticents à avancer. Ou tous les passages montrant le regard
halluciné de Finnegan Oldfield, qui joue extrêmement bien et
continue d'aller vers un dénouement destructeur.
C'est une façon touchante de dépeindre la détresse :
l'impossibilité de tenir bon ou de lâcher prise.
Bref, c'est un film
étrange. Mélancolique, mal agencé parfois, mal écrit, et l'on se
demande si ce n'est pas (un peu) à dessein.
Poser sur le monde un regard sans
haine
Il m'est difficile de clore une critique d'un tel film, tant j'ai l'impression d'être amené à parler davantage
de son message ou de l'actualité qui l'entoure que de l'objet de
cinéma en tant que tel. C'est un film que je dirais plutôt moyen,
avec des très belles fulgurances et des énormes défauts.
Sur le côté politique, je suis tout
de même en désaccord irréconciliable avec l'idée sous-jacente du film. Celui-ci
fait de l'acte terroriste un acte « malade », alors que
je pense l'inverse. Je pense que c'est un acte politique, et s'il
n'était que monstrueux, il ne pourrait pas avoir de telles
résonances. C'est cela l'étrange dans ce film : finalement,
les terroristes ne le sont pas vraiment, car ils n'ont pas de raison
idéologique ou transcendante de l'être. En revanche, le film montre
aussi une certaine banalité du mal, et cela, j'y crois profondément.
Je pense qu'il est capital de comprendre que les terroristes ne sont
pas des monstres mais bien des femmes et des hommes, et que leurs
actes peuvent être finalement assez banals, réfléchis, s'inscrivant dans une optique qui, si elle
nous apparaît incompréhensible, a pourtant sa propre logique. Sur cette dernière dimension, le film marque un point.
Ce que je veux dire, c'est que
dépeindre le terrorisme comme un symptôme n'est pas nécessairement
une mauvaise idée. Mais le faire sans prendre en compte son contexte
ou ses raisons d'être, cela en dit moins sur cette violence que sur
notre incapacité à la voir pour ce qu'elle est : un enjeu
majeur pour une société fondée sur le droit et la décision
démocratique. Je pense que c'est pour cela que j'ai été si marqué
par ces événements et que je continuerais probablement de l'être :
ces actes sont autant de forêts qui brûlent.
Je me dis que c'est parce qu'il nous
faut poser sur le monde un regard sans haine qu'il est extrêmement
difficile de considérer nos ennemis comme ennemis, nos adversaires
idéologiques de tous les extrêmes comme autant de menaces. C'est
parce que nous nions la légitimité d'une force politique antidémocratique quelle
qu'elle soit - religieuse, idéologique, révolutionnaire, réactionnaire - à agir par la violence que nous sommes vulnérables. Et
c'est pour cela que la cause démocratique et ses failles valent d'être défendues
absolument.