mardi 4 octobre 2016

Nocturama – Le terrorisme et le nihilisme

 
 Nocturama, 2016, Bertrand Bonello


Pitch
7 adultes-enfants mettent en œuvre 4 attentats simultanés à Paris. Et y parviennent.


L’actualité
Le film est évidemment un écho terrible à l'actualité. Les héros de ce film sont jeunes, paumés, et veulent faire déferler leur violence sur le monde. Je ne sais pas s'il aide ou s'il crée plus de dégâts qu'il n'en répare, mais ce n'est pas forcément la question que j'ai envie de me poser. 

J'y penserais différemment et j'en profite pour ouvrir cet article par un aparté personnel. Avec un très bon ami, avec qui je partage des conversations politiques hebdomadaires plutôt vives, nous partions lors de notre rencontre d'univers et de perspectives bien différentes. Nous avions étudié ensemble, mais je ne le connaissais pas très bien. Lui est plutôt gauche radicale, moi carrément social-traître, mais tous deux nous aimons ce qui nous remue, ce qui nous déconcerte, ce qui nous gratte les méninges en un sens. Les discours qui nous remettent en question, qui nous énervent. Nous détestons les positions toutes faites et les idéologues. Nous restons objectivement, je crois, à la fois terrifiés mais fascinés par une certaine forme de violence politique, une vitalité de l'idée politique – face à la « mare d'eau stagnante du libéralisme » comme dirait l'autre, et nous aimons en parler. Et j'étais étonné de constater que personne autant que lui n'avait partagé les mêmes pensées que moi, lors de ces derniers mois, ces dernières années, quant aux attentats politiques et religieux qui ont frappé la France et la Belgique.

Il est difficile de mettre des mots dessus et il pourrait être en désaccord, mais disons que je pense que nous avons changé. Que nous nous sommes endurcis sur nos positions, que nous sommes plus conscients de notre attachement – parfois viscéral, parfois malgré nous – à la France, que sommes plus impitoyables face à nos ennemis, que nous réfutons la mauvaise foi et l'expertise de comptoir plus que jamais, que nous n'acceptons pas que notre douleur soit utilisée et que nous n'acceptons pas non plus qu'elle soit minimisée, que si nous adorons la discussion, nous tolérons moins l'insulte, surtout, surtout quand elle touche à ce qui nous a remué, pour ne pas dire cassé en deux, ces derniers temps. Ce sont ces moments de sidération que nous avons partagés, et, non sans une certaine noirceur ironique, qui nous ont rapproché. Le terrorisme islamiste nous a endeuillé, nous a fait pleurer, nous a prostré, nous a donné envie de nous battre aussi. Ce n'est pas la haine, ni la peur qui nous meuvent mais la conviction renforcée que nous avons touché du doigt une certaine forme absolue de banalité du mal, que ce combat n'est pas sociologique ou culturel mais politique et moral, et que de ce constat, si l'on est en désaccord, il faudra nous en parler avec un tact extrême, comme après la mort d'un proche ou après un deuil. 

Avec ceci à l'esprit, me voici attiré par un film qui suppose, justement, de converser et de réfléchir sur un acte terroriste. Le contexte est très différent, puisque les protagonistes, loin d'être mus par une idéologie de la pulsion de mort de l'islamisme radical, le sont par un nihilisme plutôt tendance anticapitaliste – ou supposé comme tel. 

Au cœur de notre actualité où il est capital de tenter de comprendre pourquoi nos sociétés semblent face aux attentats comme face à des feux de forêts, dont on ne voit plus comment éteindre les foyers ou évacuer les blessés, s'attaquer à cette question a de la gueule.

C'est ce que tente de faire ce film.


Le film d’auteur
Les quarante premières minutes du film sont assez incroyables. L'on voit des jeunes marcher dans des couloirs de métro, sans dire un mot. Ils échangent des regards, des SMS, ils passent des couloirs, entrent dans des rames, en sortent. Le ballet continue, ils se mettent en place. La réalisation a quelque chose de dingue, si l'on y adhère. On ne voit que des gens marcher, et pourtant, il faut s'accrocher à son siège pour ne pas tomber, tant la ville filmée est bruyante, tant Paris est belle et sale, tant la musique est oppressante, tant l'expérience de cinéma est expérimentale. Je me suis surpris parfois à avoir quelques difficultés à reprendre mon souffle. 

Pourtant, dès cette entrée en matière, les limites du film sont déjà là. Certains acteurs ne sont pas à leur place, les quelques dialogues sonnent assez faux, le temps s'étire déjà, et cela ne fait pas une demie-heure. Mais nous y reviendrons. 

Des métros de Paris, voici nos protagonistes qui organisent leurs attentats. Ceux-ci sont assez stupides: on fait péter un immeuble au pif de la Défense, on brûle la statue de Jeanne d'Arc (perso, j'appelle ça du vandalisme, pas du terrorisme), on explose des voitures en pleine rue (sans faire de morts) et l'on fait exploser le ministère de l'intérieur sans personne dedans. Et puis, notre groupe se réfugie dans un improbable centre commercial – et attend. On s'emmerde. On parle un peu. On danse. On fait ce que font les acteurs du film français cliché : on regarde les murs. 

Il faut reconnaître au film ce culot-là : traiter le terrorisme dans un film d'auteur, je trouve qu'il faut un certain panache. Tout est là pourtant : la réalisation est sobre, la photographie géniale, les longs silences, l'organisation anarchique du scénario, la suggestion, le hors-champ. On voit Paris comme rarement, on voit une partie de sa jeunesse silencieuse. On ouvre une réflexion sur la violence, sur notre rapport à la violence, sur son emballement, sur des points de non-retour.

La fin du film est en revanche beaucoup moins subtile. Elle offre une lumière extrêmement crue sur la répression de violence par la violence. En termes cinématographiques, c'est très beau, c'est choquant, c'est puissant, j'adhère pas mal. Mais en termes politiques, c'est plus contestable. Elle pose certes des questions, mais le fait de façon assez caricaturale. Elle n'en est pas moins forte, mais j'ai l'impression qu'alors le réalisateur tente davantage de m'imposer sa vision du monde, et c'est assez déplaisant. Mais ne voulant pas dévoiler cette fin, même attendue, je m'arrête ici.

Je suis aussi plus réservé sur certains partis pris, comme les flash-backs que je trouve foirés, ou les répétitions de scènes de plusieurs points de vue que je trouve vraiment mauvaises, surtout quand on a vu un Jackie Brown avant. Mais bref.

Le film a un certain don pour jouer dans le silence, dans la suggestion. 

Comme objet, c'est beau. C'est plutôt beau.


Le film raté et sublime
Et pourtant, au-delà de la technique, le film se viande parfois considérablement. Déjà, le parti pris des personnages - et des acteurs qui les incarnent - est assez dur à avaler. Ils sont tous finalement assez clichés, et pas écrits. Vouloir dépeindre une jeunesse « diverse » n'est pas le problème, c'est l'ancrage dans le réel qui l'est. On voit un groupe de jeunes composé d'un jeune de Sciences Po qui sort des conneries métaphysico-politiques invraisemblables, un vigile de supermarché pas crédible, une classe moyenne inférieure sans repères, des paumés de cité et d'ailleurs qui articulent beaucoup trop, un visage de la jeunesse parfois à la fois cliché et vide. On arrive jamais à croire que ce groupe de cons-là ont pu avoir l'intelligence, la discrétion, la volonté d'organiser de pareils actes de terreur.

Le film est terriblement long, il est peu ou pas écrit, il est mélancolique, absurde. Il fait l'économie de mots, et pourtant parle souvent un peu trop. 

En fait, je n'arrive pas à écrire sur ce film, car c'est rarement que je fais face à des sentiments aussi contradictoires en sortant du cinéma. Tous ses défauts sont aussi ses qualités. Le film ne donne pas les raisons du passage à l'acte de ses protagonistes ? C'est ce qui le rend un peu vain, mais aussi ce qui nous permet d'y projeter ce que l'on voit de notre société, de le rendre intemporel, universel presque. Les personnages ne veulent pas faire de victimes, ce qui est ridicule pour un groupe terroriste ? Cela montre leur ambiguïté, leur complexité peut-être, une forme de destruction qui ne s'assume pas. Le film est d'une lenteur insoutenable ? C'est ce qui rend l'atmosphère si oppressante, ce qui permet de représenter la vacuité de l'action violente des protagonistes. Les discussions sont à la limite du ridicule ? C'est une façon aussi de dépeindre une forme de médiocrité du monde, et cela le fait assez bien. Les acteurs ne sont pas toujours, voire pas souvent, crédibles ? On peut y voir aussi une sorte de fable, où le récit se force à ne pas tomber dans le sociologisme et l'explication pédagogique à tout crin. On montre des personnages de théâtre, qui s'aiment et se noient.

Le problème, c'est de savoir à la fin du film où l'on situe le curseur. On peut rester complètement en dehors. Comme moi, lorsque l'on me montre un groupe de personnes sans armure ni condition idéologique, sans préparation ni modèle politique, qui décident de commettre des attentats sans vraiment de but. Je n'y crois pas une seconde. La violence politique me semble justement possible parce qu'elle s'inscrit dans un certain prisme sur le monde. C'est parce que le regard que l'on porte sur le monde autorise cette violence qu'elle est possible. Ici, je ne peux pas y croire. Ces jeunes sont énervés, vaguement anticapitalistes, même pas vraiment politisés, mais ils ne sont pas enragés, ils ne sont pas endoctrinés. Ils n'ont aucune raison de passer à l'acte, ils n'ont aucun horizon qui les emmènent vers ce passage à l'acte, c'est presque de l'ordre du suicidaire. Ils semblent nihilistes.
 
Et d'un autre côté, ne pas, ou ne de presque pas, justifier les raisons d'agir des protagonistes n'est vraiment pas inintéressant. Cela permet de voir leur nausée, leur sentiment d'abandon, de perte. On peut aussi y voir un autre type de récit, quelque chose qui n'essaierait pas de comprendre la violence terroriste, mais qui la verrait comme un symptôme d'un mal plus profond. En sorte, une fin et non un moyen. C'est une pensée fort déprimante, et c'est un postulat que je réfute d'avance, puisque je pense qu'il est impossible dans la réalité comme expliqué plus haut, mais le film le fait avec une certaine élégance. 

J'ai trouvé certains moments assez sublimes. Je garde l'image de cette jeune fille qui danse et se perd après avoir commis l'irréparable, c'est comme si elle en prenait conscience pendant quelques instants, et lâche prise. Ou bien ce récit d'un personnage sur la guerre Iran-Irak où l'on envoyait des ânes sur les champs de mines pour déblayer le terrain, et où quand ceux-ci ont fini par refuser d'y aller, les autorités iraniennes ont alors décidé d'envoyer des enfants à la place, moins réticents à avancer. Ou tous les passages montrant le regard halluciné de Finnegan Oldfield, qui joue extrêmement bien et  continue d'aller vers un dénouement destructeur. C'est une façon touchante de dépeindre la détresse : l'impossibilité de tenir bon ou de lâcher prise.

Bref, c'est un film étrange. Mélancolique, mal agencé parfois, mal écrit, et l'on se demande si ce n'est pas (un peu) à dessein.


Poser sur le monde un regard sans haine
Il m'est difficile de clore une critique d'un tel film, tant j'ai l'impression d'être amené à parler davantage de son message ou de l'actualité qui l'entoure que de l'objet de cinéma en tant que tel. C'est un film que je dirais plutôt moyen, avec des très belles fulgurances et des énormes défauts. 

Sur le côté politique, je suis tout de même en désaccord irréconciliable avec l'idée sous-jacente du film. Celui-ci fait de l'acte terroriste un acte « malade », alors que je pense l'inverse. Je pense que c'est un acte politique, et s'il n'était que monstrueux, il ne pourrait pas avoir de telles résonances. C'est cela l'étrange dans ce film : finalement, les terroristes ne le sont pas vraiment, car ils n'ont pas de raison idéologique ou transcendante de l'être. En revanche, le film montre aussi une certaine banalité du mal, et cela, j'y crois profondément. Je pense qu'il est capital de comprendre que les terroristes ne sont pas des monstres mais bien des femmes et des hommes, et que leurs actes peuvent être finalement assez banals, réfléchis, s'inscrivant dans une optique qui, si elle nous apparaît incompréhensible, a pourtant sa propre logique. Sur cette dernière dimension, le film marque un point.

Ce que je veux dire, c'est que dépeindre le terrorisme comme un symptôme n'est pas nécessairement une mauvaise idée. Mais le faire sans prendre en compte son contexte ou ses raisons d'être, cela en dit moins sur cette violence que sur notre incapacité à la voir pour ce qu'elle est : un enjeu majeur pour une société fondée sur le droit et la décision démocratique. Je pense que c'est pour cela que j'ai été si marqué par ces événements et que je continuerais probablement de l'être : ces actes sont autant de forêts qui brûlent.

Je me dis que c'est parce qu'il nous faut poser sur le monde un regard sans haine qu'il est extrêmement difficile de considérer nos ennemis comme ennemis, nos adversaires idéologiques de tous les extrêmes comme autant de menaces. C'est parce que nous nions la légitimité d'une force politique antidémocratique quelle qu'elle soit - religieuse, idéologique, révolutionnaire, réactionnaire - à agir par la violence que nous sommes vulnérables. Et c'est pour cela que la cause démocratique et ses failles valent d'être défendues absolument.

mardi 19 avril 2016

A l’Ouest d’Eden – La Porte du Paradis



La Porte du Paradis, 1980, Cimino


Pitch.
En 1870, un WASP est diplômé d’Harvard, et les portes du monde s’ouvrent à lui. En 1890, un Marshal d’un comté paumé du Wyoming doit faire face à l’avidité d'un groupe d'éleveurs plein aux as qui s’apprêtent à déchaîner l’enfer dans un village du fond des âges américains, allemands, russes et polonais. Un chasseur de primes abat des voleurs alentours. Au milieu d’eux, il y a une française, une Emma Bovary à la tête d’un bordel. 

Le Grand Michael Cimino
Certains créateurs sont de grands malades. Beaucoup le sont. Cimino est un egomaniac, que l’on a décrit comme un taré autiste, mégalomane, complètement frappé. En réalisant La Porte du Paradis, il a brûlé sa réputation, il a tué dans l’œuf l’avenir qui s’ouvrait à celui qui a été acclamé pour son Deer Hunter (Voyage au Bout de l’Enfer en VF, mais je ne sais pas pourquoi, plus le temps passe et plus j’adore le titre original de ce film). Je suis un fan absolu de The Deer Hunter, soit dit en passant, qui est le plus grand rôle de De Niro à mes yeux.

Il est impossible d’aller dans le détail de l’histoire de La Porte du Paradis, et encore davantage dans l’historique de ce film. Ce film est un monstre. Une monstruosité. Il est trop grand pour le cadre qu’il s’est vu donner. Un budget de 44 millions de dollars, ce qui pour l’époque est simplement énorme. Le plus grand foirage de l’histoire d’Hollywood au moment de sa sortie - 3 ou 4 millions au box office. Il veut trop dire, trop faire. Il arrive en retard, il arrive en avance. Il dépeint une société qui n’existe plus dans notre imaginaire. Il tue le Western, il tue le cinéma américain, il tue tout. Il dépeint une société fragile et des personnages perdus. Il montre les paysages splendides du Wyoming, les trains d’immigrants qui passent, des troupeaux et des pâturages. Il montre les lacs et les montagnes, la poussière et le soleil qui tape. 

Il montre une Amérique qui est une Europe actuelle, en identité complexée et en situation politique indéterminée. Il montre des hommes torturés, et des femmes violentées. 

Michael Cimino a ce chic, cette classe, de montrer ce qu’il voit dans l'homme, dans le village, dans la communauté. Les scènes de village sont splendides, la musique, comme dans le Deer Hunter, plante une dimension historique splendide à une communauté de quelques centaines de migrants européens. Il prend son temps, il regarde ses personnages se chercher. Il montre la violence. Il montre des amours sans base. 

Il refait son film précédent, il le sublime en un sens. Il ne le dépasse pas mais le revisite, il reprend le thème de la guerre, de la violence, du subi. On sent la folie de la réalisation, la précision de l’image, la photographie fascinante. Une image enlevée, un rythme assez lent, une montée en puissance comme sait le faire le cinéma américain. Et un final de tous les diables, une apogée tellement monstrueuse, qui clôt une histoire destinée à être tragique.

Le cowboy révolté
Le flop qu’a fait ce film est, lis-je, en partie attribué à ce qu’il fut réalisé à la fois trop tard et trop tôt. Trop tard parce qu’il passait après les générations de Coppola et de Kubrick. Trop tard parce qu’il portait un message contestataire, de ce marxisme teinté de logique libertarienne que seuls les Etats-Unis savent montrer. Il résonne, aussi, avec l’actualité atroce qui est la nôtre sur les migrations. Il veut, sans doute à grands frais, montrer une autre histoire de la naissance de la nation américaine, celle qui hait l’Etat, celle qui se développe malgré lui. Il montre les hectares de terre qui constituent le cœur à vif du pays. Il montre en un sens le berceau d’une révolte loin d’être idéologique, mais absolument pratique : on me rappelait à cette occasion qu’une partie du berceau de la gauche sociale américaine ne venait pas alors – ou pas seulement – de grandes villes étudiantes et industrielles, mais bien du fond de campagnes américaines et des conséquences des mouvements de population vers l’Ouest. 

Le film, en cela, est vraiment doux-amer, puisqu’il ne fait pas d’un propos politique son centre – ce qui aurait certainement eu la fâcheuse tendance de m’agacer – mais en fait sa toile de fond, son motif. Car c’est avant tout une histoire d’amour, forcément tragique, que l’on nous présente. En nous identifiant au Marshal transi, perdu, qui se débat dans ses contradictions et dans la misère qu’il a choisie, on se love dans la douceur et la violence d’un triangle amoureux morbide, un Jules et Jim qui rencontre L’Homme qui tua Liberty Valance. J’aime bien le terme de « western révisionniste » pour parler de film, car c’est vraiment de ça qu’il s’agit : on tue le mythe à la John Wayne, on exorcise les combats et les massacres des Indiens, et l’on montre un western à l'opposé de la veine de la Conquête de l’Ouest. Ici, les migrants sont destinés à être massacrés, et le film déroule sa mécanique sans la dimension classique d’un western. Il en fait un outil de révolte. Il y a du Steinbeck là-dedans, une vision qui adore l’Amérique et la déteste à la fois, sentiment que je trouve complètement juste – et j’ai même du mal à comprendre comment l’on pourrait penser autrement. 

Le film sort en pleine essor de Ronald Reagan, et le symbole est terrible. Le cowboy à la Maison Blanche contre le cowboy révolté. Et le film s’écroule au box office, comme si c’était écrit. 

Film méconnu
Les acteurs sont géniaux, Isabelle Huppert particulièrement forte, je l’ai rarement vu jouer à un si jeune âge. Walken est bien aussi, et j'aime beaucoup la performance de Kristofferson. La musique est fantastique, j’ai presque versé une larme en entendant une version musicale de Der treue Husar (la chanson allemande absolument démente chantée par la femme de Kubrick à la fin des Sentiers de la Gloire, une scène qui, si elle ne vous fait pas chialer à la fin du film, me fait m’interroger sur le salut de votre âme).

Je pense à plusieurs couleurs en voyant ce film : la campagne enflammée des Moissons du Ciel, le côté pictural de Barry Lyndon, la structure narrative en apothéose d’un Parrain. Ce film a été un fiasco, et il y a des raisons, autres qu’historiques, pour que ce soit le cas : il est ambitieux, arrogant parfois, il est un peu brouillon, pas complètement cohérent, certains passages sont clairement rajoutés à la dernière minute (genre la narration), il est monté à la serpe, il a presque l'air pas fini, on a l’impression d’effleurer seulement le film dans ses 2h30. Son historique doit être aussi horrible que celle d’un Lost in la Mancha et autres films maudits. Une version finale est ressortie en 2012 de 3h39, qui doit lui rendre encore davantage son honneur. Et je vais me presser de la visionner. CAR JE M'EN FOUS: CE FILM EST UNE BOMBE. Peu importe ses défauts, ses faiblesses, La Porte du Paradis est une œuvre somptueuse, poignante, à tel point que je me demande comment j’ai pu passer à côté auparavant. Un des grands films que j'ai vu ces dernières années.

Bien, là c’est la partie où je délire un peu et je me tape une surinterprétation du film tout seul, mais enfin, allons-y. Ce que j’aime particulièrement dans ce film, c’est ce qu'il a généré en moi, une forme de tristesse joyeuse, par ce que je considère comme un des sous-textes du film : le Marshal est un homme dont on ignore les motivations et dont on ne peut que subodorer les raisons d’avoir abandonné une partie de son avenir, de son ambition, pour être devenir Marshal d'un comté perdu et misérable. Il a abandonné son amour de jeunesse, qu’on nous présente au départ comme la promesse d’un amour éternel. La scène, très courte, de transition d'une situation à l'autre m'a marqué. Il a vieilli, a pris vingt ans dans la gueule. Se retrouve au milieu de nulle part. Il fuit. On pourrait penser, en un sens, qu’il retrouvait là sa solitude et donc sa liberté. Et la conclusion n’en est que plus tragique, quand cette liberté finale s’incarne dans l’exil et le remord.

Magnifique.