jeudi 17 avril 2014

La Marche d’Après – Considérations sur le malheur français

La Marche d’Après, 2014, Le Bras, Hume-Ferkatajdi,  Roxo.
Il va m’être très difficile d’être objectif sur ce documentaire, dans la mesure où il a été réalisé par un de mes potes (entre autres). Mais le mix entre une profonde sympathie pour les trois réalisateurs, et une exigence d’autant plus forte envers eux devrait (je dis bien « devrait ») ramener un certain équilibre dans cette critique. Pas sûr.

Pitch & poutch.
Documentaire au format classique, sous-titré 30 ans de lutte pour l’égalité, qui retrace les origines de « la Marche des Beurs » de 1983, et propose une analyse engagée des conséquences politiques et des suites de cet événement qu’on a, il est vrai, plutôt oublié.

Feel Good Incorporation.
C’est la trame de cette critique, et c’est ce qui m’amènera à la fois à saluer très sincèrement la qualité de ce travail, et à la fois à lui rentrer dedans joyeusement (et j’espère pas trop méchamment) : La Marche d’Après est clairement un Feel Good Movie (enfin Documentaire mais c'est pareil). 

J’vais donc donner le ton : Flaubert parlait de « ratatouille sentimentale » en parlant de sa première version de L’Éducation sentimentale, écrit à la vingtaine (à la fois j’suis quand même trop mignon, j’compare les réalisateurs à Flaubert).

Ici, c’est un peu pareil. C’est un putain de beau projet, plein de bonnes intentions, qui a certainement demandé des heures de boulot, de recherches de financements, de questions, d'hésitations, et qui ne dévie jamais de sa ligne fixe, réaliser un documentaire engagé sur l’intégration des générations « issues de l’immigration ». Mais à la fin, des cyniques comme moi ressentent à la fois un sentiment de très grande sympathie envers les « personnages » (car certains sont vraiment des personnages) du documentaire et leurs propos engagés, mi-idéalistes, mi-blasés, absolument certains de leur vérité (on croirait parfois entendre Bahia Benmahmoud dans Le Nom des Gens) ; et à la fois une impression d’une grande naïveté (qu’on ne se méprenne pas : une naïveté vraie en un sens, mais une grande naïveté quand même).

Le documentaire en lui-même est de très, très bonne facture. Visuellement, que ce soit le montage, les enchaînements, les musiques, les images d’archive, c’est mignon tout plein à voir, un néophyte comme moi ne voit pas même la différence avec un documentaire d’Arte, c’est donc parfait à ce niveau là. Vraiment, y’a pas grand-chose à ajouter, c’est léché, c’est beau, ça donne envie de « se prendre la main et de faire une ronde autour de la Terre ». Parce que j'ai rien à dire, j’vais enchaîner tout de suite sur le propos de fond du documentaire.

La trame politique. 
Le documentaire, donc, part de 1970 et des brouettes, et remonte le fil de l’histoire : la Marche de 1983, les années mitterrandiennes, le tournant Pasqua, le FN qui monte, la question identitaire qui se cristallise, puis religieuse, les attentats du 11 septembre, pour terminer sur les « émeutes des banlieues » de 2005. Le documentaire retrouve les acteurs de cette marche, les interroge sur leurs origines, leurs motivations passées, leurs visions présentes. Il donne la parole à des acteurs sociaux des quartiers populaires, à des sociologues, à des habitants. Il propose une analyse pas foncièrement idéologique, mais certainement engagée, de cet événement, des ses réussites et de ses échecs. Il veut rétablir une histoire oubliée, faire oeuvre de salubrité publique en rappelant ces épisodes oubliées, et donner de la perspective aux débats de société actuels. 

Invisible actualité.
Bien, je commence par ce dernier mot, qui est un peu un détail, mais la première question pour moi, c’est quand le documentaire s’arrête-t-il ? En 2005 ? Que s’est-il passé depuis dix ans ? 2005, ça me semble déjà loin. Pas de question sur la période Sarkozy. Pas de référence à la période Hollande. Peut-être par peur de pénétrer une chair trop fraîche (ce qui n’est pas forcément bête, loin de là) ? Mais j’ai eu l’impression que la réponse plus vraisemblable était que l’évidence s’imposait sur les années Sarkozy (débat sur l’identité nationale, karcher, tout ça). Je trouve ça dommage, dans la mesure où ce que j’aime dans ce genre d’exercice, c’est justement quand il dépasse un peu l’évidence, et fournit des réponses concrètes. Le plan « Espoir Banlieue », ça a foiré ou pas ? Et même si c’est évident que ça a foiré, comment, pourquoi ? Quid des évolutions plus récentes?  De l'amoindrissement des services publics ? De la montée du front national au sein même des quartiers populaires ? Et du débat grandissant entre « banlieues urbaines » et « banlieues rurales » (qui, je crois, existait moins auparavant) ? A mes yeux, c’est ça aussi, l’Après.
Du coup, on se retrouve face à un documentaire de très bonne facture, bien fait, mais qui semble refuser d’aller au bout de sa logique, c'est-à-dire de confronter la revendication simple formulée dans les années 1980 (« Acceptez-nous ») à la situation extrêmement complexe actuelle. Parce que finalement, l’analyse du déplacement du débat vers des questions identitaires et religieuses, on commence à en avoir entendu parler. C’est l’actuel qu’on ne voit plus, ou bien à travers des lunettes grossissantes et déformantes que le documentaire tente de nous enlever. Alors le manque de recul empêche certainement de toute manière d’avoir une vision claire de l’évolution des quartiers populaires depuis 10 ans ; mais même si c’est du « More of the Same », on voudrait le voir, le sentir, le comprendre.

Les héritiers de la gauche.
Du coup, que reste-t-il ? Si j’étais méchant, je dirais que ce documentaire ne m’a rien appris. Une analyse classique sur l’échec de SOS Racisme, la polarisation du débat identitaire, la peur grandissante de l’islam, j’ai l’impression d’en avoir bouffé au p’tit dej’ depuis dix ans. Ce à quoi les réalisateurs répondront que ce n’est pas le cas des populations des quartiers populaires, qui auront accès à un discours qui tranche avec le brouhaha médiatique sur les banlieues. Mais du coup, le documentaire pourrait un peu devenir un 'réconfort' (à défaut d'un meilleur terme) pour une population qui en a marre (sans doute à raison) de voir des reportages sur la violence urbaine et la drogue dans les halls d’immeuble. Mais je ne suis vraiment pas certain que le pékin moyen français y trouve son compte. Il verra de très belles idées, des réalités, des analyses, des contre-exemples qui tranchent avec le couplet sur le gamin qui brûle des voitures. Mais il verra surtout le discours qui l’accompagne, et qui est le même depuis 30 ans. Un discours plutôt vrai, volontariste, de gauche, sur l’intégration, ses obstacles que sont le racisme, la ségrégation sociale et spatiale.  Mais je pense que les déjà convaincus en sortiront encore plus convaincus. Et que ceux qui pensent que ce genre de propos appartient aux « bobo-parigo-socialo-mondialistes » en sortiront sans bouger d’un iota sur leur position.
Pourtant, le documentaire introduit quelques idées originales, mais qui sont à mon goût encore trop peu nombreuses pour prétendre dépasser les lignes classiques du discours ressassé sur l’intégration. Un jeune ingénieur, qui ne trouve pas de boulot « alors qu’il est major de promo », commence par décrire sa situation compliquée de chômeur, à témoigner de son expérience personnelle, et termine sur une réflexion fondamentale : la ségrégation raciale, territoriale, est couplée d’une ségrégation de l’information, du réseau, de l’accès à l’information.
Là, on avance. On avance par rapport à cette opposition débile entre "fachos" et "gauchos angéliques". A mes yeux, cet exemple incarne parfaitement ce léger déplacement du curseur qu’il faut opérer pour penser efficacement le problème de la ségrégation de fait dans les quartiers populaires (ou dans les zones rurales d'ailleurs) : il me semble, mais bon c'est depuis ma p'tite chaise de social-traître que je le dis, hein, que focaliser le curseur sur l’identité ou la religion est à terme contre-productif, même si c’est ce qui semble le plus évident. C’est comme si, dans les deux « camps », il était plus facile de rester sur des questions d’identité nationale ou de religion : j’ai pourtant l’impression que certaines populations peuvent être en accord complet ou relatif avec leur identité nationale (aux Etats-Unis, par exemple) et pour autant être l’objet d’une ségrégation importante. La même chose va pour la religion (les communautés protestantes ou catholiques noires aux Etats-Unis – ou en Amérique Latine – en sont un exemple). Je trouve qu’ici, on touche du doigt l’hystérisation du débat identitaire français (selon moi au sein des deux 'pôles' du débat) qui fait de l’appartenance religieuse ou de l’origine l’alpha et l’oméga du débat de société, alors qu’il n’en pas est à mes yeux l’explication unique et complète.

Il faut aussi ajouter, pour être tout à fait complet, que la parole est donnée exclusivement à des acteurs des mouvements antiracistes, à des sociologues qui l’expliquent (et partagent, partiellement ou totalement, les valeurs et les méthodes employées par le mouvement ; ainsi que les conclusions d’échec qui sont tirées – peut-être à l'exception de Julien Dray), à des jeunes qui témoignent de leur expérience actuelle. Je trouve qu’il manque un autre son de cloche, celui du politique (qui ici est juste, au mieux un naïf, au pire un incapable) qui n’a rien compris aux enjeux de politique urbaine ou tout simplement à des acteurs en désaccord avec le propos. Loin de moi l’idée de vouloir légitimer ou défendre ces (ou au moins certains de ces) points de vue, mais le sentiment, à la fin de pareil documentaire, est d’avoir entendu les sans-voix, et c'est parfait, mais en circuit clos, fermé, entre personnes qui se comprennent et se répondent. Encore une fois, ça ne rend pas le projet moins légitime, ni même foncièrement moins intéressant, mais ça le rend beaucoup moins intelligible par le reste de la population.

En fait, y'a deux positions: soit on considère que le débat sur l'intégration est irréconciable, et on continue à se balancer à la gueule les arguments entre les deux camps (ce qui peut se défendre, mais qui n'a pas foncièrement fonctionné dans les années 2000, par exemple) ; soit on essaie d'introduire de nouvelles analyses sur la situation. Je ne dis pas qu'une de ces approches est plus légitime que l'autre ; j'suis juste partisan de la seconde.
« Tu sais donc pas que c’est pas bien d’être raciste ? Que c’est mal ? ».
Il est des sujets dans lesquels on entre comme dans une cathédrale. Et le racisme est l’un de ceux là. Celui où l’on va dire des conneries (j’en ai sorti pas mal au fil de cette critique, oui, oui), celui où l’on se justifie en permanence, celui où l’on vient apaiser sa conscience, de se dire que nous, nous sommes des gens bien, parce qu’opposés aux discriminations. 

Quelques semaines après l'avoir vu, j’ai eu ce fantasme. Le documentaire se terminait sur la scène suivante :

-          « Qu’est-ce que j’apprends, Frankie ? Espèce de malhonnête ! Il paraît que t’as des propos intolérables ! Où y’a pas de tolérance ! Tu sais donc pas que c’est pas bien d’être raciste ? Que c’est mal ? On ne doit pas faire de discrimination raciale, c’est mal ! Juger les gens sur leur religion, c’est mal ! Sur leur couleur de leur peau, sur leurs origines sociales ou sur leur nationalité, c’est mal !
-          Okay… puisque je vois qu’on peut pas discuter… on va faire un duel.
-          Enculé de ta race ! »

Histoire de mettre un peu d’humour, de contradictions et de nuances (j’allais dire de couleurs) dans un travail par ailleurs important, rodé, indubitablement bien fait et utile d'un côté ; parfois un peu moralisateur et pas complètement convaincant pour qui n'adhérerait pas à son hypothèse de départ, de l'autre.  

Tudy