lundi 28 octobre 2013

Gravity. Ou quand Solaar Rit (J'ai honte).

Gravity, Alfonso Cuaron, 2013.


Patch & poutch.
Trois astronautes américains orbitent autour de la Terre. Un amas de débris fonce dans leur direction à 32.000 km/h.


The upside.
Gravity est une expérience visuelle, une vraie, un concept totalement barré qui dépasse sans doute, en tout cas dans la théorie, toutes les tentatives de filmer l'Espace (NB: dans cet article, je dirai Espace pour le truc noir autour de nous, et espace pour le concept branché qui fait bien en société. Exemple: "cette pièce de théâtre était fort bien mise en espace". Ou "Cette expérience sonore ludique dodécaphonique propose de réinventer l'espace urbain") qui ont été mises à l'épreuve par le passé. La réalisation du film est entièrement tournée vers là, faire de l'Espace un lieu subjectif, un lieu du sensible. La caméra embarquée suit, plonge, contre-plonge, passe en vue subjective, bouge, répond aux mouvements, aux sons, aux catastrophes, aux sentiments, au physique. En l'espace de trois minutes, le spectateur est complètement happé, presque par violence et non par narration, dans le film. On s'accroche à son siège, la trois dimensions vient nous frapper au visage avec son côté gadget, et sans doute pour la première fois justifiée à l'écran. Justifiée parce qu'elle participe à cette mise de l'Espace dans le domaine du sensible. Justifiée aussi parce que ce film n'aura AUCUN intérêt en dehors d'une salle de cinéma. Il renouvèle ce besoin d'immersion, cette aspiration de la salle obscure à nous enfermer, à nous y faire vivre. Et ça, c'est génial. La photographie du film, sa plasticité (me voilà à parler comme Jean-Marc Lalanne mais tant pis) impressionnent. L'ensemble du récit est totalement effacé par ce sentiment de perte, de dérive, que la caméra sait et peut accompagner à grands renforts d'effets numériques. Une première salve de débris arrive, et le spectateur est remué, pris à la gorge, cherche sa respiration, voit la fumée sur son casque, sent le froid, la perte de communication, l'enfer du vide. La beauté du film en devient même difficilement retranscriptible tant elle est basée sur l'immersion. Un truc presque total. La musique qui l'accompagne est totalement froide, souvent violente, parfois tire-larmes. Elle semble presque sortir de la caméra, elle suit et adapte le mouvement, témoigne de sa violence, accompagne l'isolement, l'angoisse. Le survival commence, le silence succède au tonitruant. En cela, le film atteint un niveau de perfection qui en est presque trop, qui est presque abject, qui est presque intolérable. Le détail numérique de ces nuages qui planent sur la terre, le détail des flammes qui ravagent un vaisseau, les battements du cœur du mourant qui résonnent dans le cinéma, tout ces effets sont accompagnés par le plaisir malin du réalisateur à mettre en images un rêve de gosse, mettre en images un voyage spatial, la réduction de l'homme à l’immensément grand. 90 minutes de détails, de grandeur, de plaisir ébahi d'un spectateur happé. La réalisation est magnifique. Le film est par là très, très grand. 

Sa narration est également bonne (oui, c'est contradictoire avec la suite de l'article). Plein d'inventivité, d'efficacité, pas de retours en arrière, pas de péripéties débiles. Elle va à l'essentiel, construit un récit visuel fort, simple, accessible. Du cinéma de divertissement qu'on aime, parce que sans fioritures. Ce qui excuse le côté beaucoup trop court du film, qui devrait durer deux fois plus longtemps, au moins. Qui devrait prendre son temps. Qui devrait obliger le spectateur à ressentir l'isolement par le rapport au temps, plus long. Mais qui reste une expérience comme je n'en ai pas vue, jamais, au cinéma. 

Et pourtant, ce film est contestable. Au moins un peu, peut-être pas qu'un peu. 


The down-side.
Grosse production américaine, on prend la première cruche venue (Sandra Bullock qui a joué dans... heu... ah, nan, pardon, on s'en branle). On ajoute une pseudo-romance avec Georges Clooney qui, attention, accrochez-vous à vos claviers, il « cabotine ». Wah. Waaaaaaah. Le risque est total. La réaction du public est un couperet. Ah non, pardon, on m'informe qu'il s'esclaffe à toutes ses vannes. Bon, allez, j'suis un peu rabat-joie là, à l'instant, non ? J'ai pas dit que ce film était trop beau? Visuel, sonore, immersif, prenant? Mais si ! Nan, allez, on va pas chipoter pour ça, une actrice mauvaise, et un type qui fait tout le temps la même chose au cinéma, t'façon, on s'en balance, le film est visuel et c'est tout. Pas de problème donc, on excusera cet acting pas scandaleux, mais vraiment pas non plus transcendant. Allez, je reprends ma dithyrambe. Ce film est donc une expérience visuelle absolument...

Ah, attendez, on m'informe que... heu... nan, nan, pardon, on me dit que j'ai pas encore entendu les dialogues.
...
...
...
Mais... mais non... Mais arrêtez ! Coupez le micro ! Nan, nan, je veux pas l'entendre. Je veux pas ! Nan, mettez-moi le film en muet s'il-vous-plaît. Nan, vraiment, j'veux du muet.

Mais pourquoi ces dialogues? Mais nan, mais... attends. Réfléchissons deux secondes. POURQUOI? Tout est nul, attendu, cliché, genre, "oh putain, j'tombe amoureuse d'un mec en combinaison de cosmonaute et ça renouvèle ma foi dans mon existence putride". Comment est-ce possible? Voici ma théorie. Alors j'imagine la scène (mon imagination est ce soir débordante). 

Hollywood, un jour de 2011. Cuaron, avec son accento muy espanol, vient d'obtenir 140 millions de dollars pour faire son film ; Clooney, en train de fumer la pipe et de faire des blagues, parce que c'est un mec super sympa, tout le monde le sait; Bullock, en train de regarder le mur pour ce qu'elle prend pour la dernière production de Vasarely. Soudain, une bombe explose. Le mur s'effondre. Trois hommes menaçants armés de trois stylos Bic et d'un dictaphone entrent dans la salle de réu, alors que Cuaron est en plein debriefing de Jorge Clooney sur son rôle en lui disant : « attation, hein, faut bien que tu ca-bo-ti-nes, sinon, le public est perdu, oublie pas, faut de la vanne bien facile, bien attendue, que tout le monde puisse bien comprendre, sinon ça marche pas ! ». Du coup, il ne dit que « attation », et puis s'arrête, du coup, à cause du mur qui s'effondre, tout ça. Les trois terroristes plaquent Jorge au sol, attachent Alphonse à une chaise, et laissent Sandra à ses rêveries bucoliques sur la signification de la philosophie de Heidegger sur la conception nietszchéenne du rapport entre l'Homme et la Nature. Les trois hommes s'avèrent être trois dialoguistes au chômage depuis la fin de Sept à la maison, et décident d'obliger Alphonse à réécrire l'ensemble des dialogues du film, pour lui donner un côté cinématographique bien moite, bien nul à chier. Alors Alphonse s'exécute, en allant sur le site www.tous-les-clichés-de-ce-qu'il-faut-dire-dans-l'espace.com (un site qu'il est bien). Après quelques heures, la liste est terminée, tous les bons gros clichés sont sur la table, les questions existentielles sur la vie et tout le tralala («  Oh, dis donc ! C'est zouli la Terre vu d'en haut ! », « Putain, on se sent un peu seuls ici, loin des Hommes. Et à la fois... hum... nous y sommes en paix. Serait-ce parce que nous fuyons une réalité qui nous échappe, parce que nos vies en bas sont nulles ? », « Je vais mourir. Si je m'en remettais à Dieu pour sauver mon âme et retrouver ma petite fille que j'ai perdue récemment dans un sinistre accident de chaussettes? »). Alphonse, embarrassé, décide que bon, il pourra quand même faire un film impressionnant, et que de toute façon, tout le monde s'en branle des dialogues aujourd'hui, et quand on voit la pauvreté des dialogues de la plupart des productions actuelles, ça laisse... heu... je trouve pas les mots pour... ... bon.


Un acting pas au top, ça va. C'est pas dramatique. Je veux dire, bon. Mais des dialogues millimétrés pour que sans l'ombre d'un doute, un enfant de 3 ans puisse se reconnaître et comprendre que: 
1) L'Espace c'est beau 
2) L'Espace c'est un peu dangereux quand même
3) La vie, c'est cool, et donc bats toi, et vas-y ma cocotte, et n'oublie pas d'aller dire à ta maman que tu l'aimes en allant acheter les frites sur le chemin du retour. Et dis des phrases comme: "La vie ne vaut rien... mais bon... rien ne vaut la vie, hein !". 

Franchement, c'est une vraie faute de goût.

Tous les rapports humains, sentimentaux, sont soulignés, surlignés, les deux en vrac, avec des stabilos moches et une espèce de bonne grosse logique hollywoodienne à l’œuvre, où tout doit être perceptible à 120 km à la ronde, sinon, hein, bon, le spectateur débile ne comprendra pas (il faut jamais prendre les gens pour des cons mais il ne faut pas oublier...). Sandra Bullock, en particulier, mériterait d'être mise au banc des accusés en compagnie des dialoguistes terroristes, parce qu'être transparente dans un film subjectif, c'est quand même ballot.

Donc bref, Gravity pêche par ce côté superproduction débile, où on sent tout ce qu'il y a de pire dans Hollywood, le côté moralisateur, la morale protestante (ou catho j'sais pas, j'fais plus la différence avec les Américains) bien nulle, bien rance de leçons sur la vie et sur la mort, et où si tous les clichés n'y passent pas, ça va pas. C'est franchement dommage, parce que le film n'aurait eu besoin que de silence. Que de dialogues normaux, genre, normaux. Genre, "ah je vais mourir". Je pense à la scène de 2001 où HAL est débranché, et que l'acteur ne dit pas un mot.

Je me rends compte, là, que je vais un peu loin dans ma critique. Que bon, tout ça, c'est un peu l'arrière-fond du film. Que c'est un décor raté. Cette absence de justesse en demeure navrante, parce que c'est peu, et à la fois c'est moche. C'est comme trois fausses notes dans une symphonie, c'est impossible. 


Alors du coup, c'est bien ou pas? J'comprends pas m'sieur, vous dites tout et son contraire !
Le film, en tant qu'objet, est somptueux, magnifique, original, prenant le spectateur aux tripes comme j'ai peu vu un film le faire. Et donc pourtant, les dialogues, en particulier, et Sandra Bullock (erreur claire de casting – à la limite, on peut me dire Clooney joue son rôle, aussi attendu que cela soit, de manière nette), pourraient le faire tomber dans la case des films à éviter. 

Je ne dirais pas ça du tout (quelle mansuétude de ma part). Bon voilà, on y va pas pour une réflexion métaphysique à la 2001, et tous les films ne peuvent pas être 2001. Mais à la fois, je veux pas, je ne peux pas participer au discours du: "on s'en fout des acteurs, des dialogues, de la morale du film, on est juste là pour être bien trucidé du bulbe". 

Je trouve donc ce film vraiment... presque génial. Et en fait non.

Un p'tit moment 2001, l'Odyssée de l'Espace s'impose.
Parce que c'est évidemment la première référence qui vient lui casser la gueule (et là, c'est même plus du cassage de gueule, c'est un lynchage). Juste après le film, j'ai lancé 2001. Les trois premières minutes du film, c'est un son continu, des chants d'hommes et de femmes, qui montent en puissance, comme le vide sidéral prêt à aspirer l'homme. Tout était dit. 2001 s'adresse à un public qui est prêt à voir un film qui excède les 82 minutes, qui sait ne pas toujours se faire comprendre, qui joue sur l'angoisse plus que sur le toujours expliqué, genre "aucune question ne doit rester en suspens". Cela étant, la référence Kubrick pourrait quand même souffrir de la comparaison. Non pas de la comparaison sur le fond (et encore... le côté triphasé de la 3e partie de 2001 est quand même un peu insupportable, quand bien même génial). 

Parce que si Kubrick a eu le génie de réaliser un film qui a tenu techniquement la route de 1968 à nos jours, et tiendra la route qu'il a ouverte, le champ des possibles qu'il a seul créé et conditionné, peut-être pour toujours, Gravity est un des premiers qui, sans doute pour des raisons plus techniques qu'artistiques, parvient à dépasser ce cadre, parvient à l'enrichir. On est pris, totalement, par l'image. Alors Gravity est un nain par rapport à l'ambition, à l'importance de 2001, mais est, en termes d'images, un héritier qui ne devrait pas trop rougir, sur le plan technique. Mais sur le plan politique, sentimental, humain... sur le plan de la justesse du sentiment de l'homme face à l'infiniment grand, à l'Espace, à la mort, à l'autre, à soi, sur ce qu'on est, soi, face au vide... mon Dieu. Gravity enfile les perles quand 2001 renouvèle (encore) le genre, traite du rapport à la technique, du rapport à la robotique, du rapport à l'homme, du rapport à l'autre. Putain, 2001 est un traité de philosophie scientifique à la Heisenberg à côté de Gravity qui est un flyer du "Comment être bien débile dans l'Espace". Mais si on le compare à d'autres films sur l'enfermement spatial, comme Solaris (verison déjà Clooney) ou Sunshine, on se dit que non, Gravity est grand, plus grand, qu'une simple caricature hollywoodienne... Qu'il en a en tout cas les moyens.

Disons que
Gravity, malgré ses rondeurs, malgré sa dimension numérique absolument bluffante, malgré ces étalages d'effets spéciaux et de respiration en suspension pour le spectateur, reste un film attendu, lubrifié, formaté - c'est  peut-être pas fatal, mais c'est dommage. Vraiment sensationnel, techniquement, mais juste techniquement. Il lui manque un détail, une âme, une vision. Cela peut ne pas paraître central, mais c'est essentiel. Et représente en cela très bien le cinéma, et plus généralement, la production culturelle actuelle. Un truc qui claque, qui fait bien gémir partout, qui ne demande aucune préparation, aucune initiation, aucune réflexion postérieure, qui en appelle aux tripes plus qu'à la tête, qui ne s'oublie pas mais qui ne reste pas, qui reproduit des films passés, qui ne prend aucun risque ou presque, qui sait utiliser le progrès technique, qui sait faire du cinéma, et du vrai, parce que talentueux, divertissant, ébouriffant. Mais auquel il manque ce supplément d'âme, ce petit truc en plus, cet intérêt pour le détail, le dialogue (même quand il y en a très peu - encore une fois, le film est pas du tout truffé de dialogues ; mais le peu lui pèse, et c'est dommage, parce que c'est pas grand chose, et à la fois c'est énorme), et aussi l'actrice principale, qui n'est pas à la hauteur, loin s'en faut, de son rôle.

Je ne peux pas m'empêcher de pleurer, en me disant que ce n'est pas juste que Kubrick ne m'ait pas attendu avant de mourir. Il reste l'ombre qui plane. Le maître. Je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'un maître, lui, un autre, aurait fait un film essentiel d'une mine d'or pareille. Cuaron en fait juste un moment de cinéma plaisant, une expérience ludique convaincante. Et c'est tout. 

Gravity is merely the slow and retarded little brother of 2001. On peut l'apprécier pour cela, on peut, on doit même le louer pour cela. Parce qu'il est techniquement énorme, sensationnel ; qu'il est inventif. Qu'il fait du vrai cinéma hollywoodien. Et qu'il en embrasse les dimensions les plus mauvaises de ce cinéma, aussi: l'absence de profondeur de champ, l'absence de vrais dialogues, l'absence de prise de risque, l'absence de radicalité. Penser que ces trop, trop courtes 90 minutes pourraient changer l'histoire du cinéma comme l'a fait 2001 relève donc du fantasme. Ou alors, on peut arrêter de le comparer à lui, le regarder émerveillé comme un gamin, se dire que nous faire nous sentir rêveur, encore, que c'est déjà pas mal.

samedi 12 octobre 2013

La mort sociale d'Adèle

Le dernier Kechiche débarque, après des drames, des polémiques, des larmes, des critiques dithyrambiques. Pour le spectateur, c'est avec quelques frissons que l'on entre en scène. Un récital quasi-parfait.

La vie d'Adèle, Abdelatif Kechiche, 2013.

Pitch et plot.
Adèle, adolescente et adulte, face à sa sexualité, sa beauté, ses limites, sa condition, son mal-être. L'histoire prend place dans la ville de Lille.

L’œuvre qui en massacre une autre.
J'avais très, très peur en allant voir ce film. Pour deux raisons.

D'abord, parce que Kechiche est un cinéaste insupportable. Et génial. Mais insupportable. Je gardais en tête des scènes interminables de La Graine et le Mulet, que j'avais par ailleurs adoré, ou bien la crudité de L'Esquive, qu'ayant revu, j'avais trouvé absolument magistral, mais qui restait frustrant, ambitieux, agaçant.

Ensuite, parce que j'avais lu la BD, mais vraiment par pur hasard, lors d'un passage à Lille il y a quelques mois, au milieu du Furet du Nord. Elle, qui porte le titre (que je trouve déjà prétentieux) Le bleu est une couleur chaude (on dirait le nom d'un parfum Jean-Paul Gautier, j'trouve), est un mélimélodrame fade, sans intérêt, sur la vie d'une homosexuelle et la difficulté de sa situation. En un mot, l'auteur dit vouloir participer à la banalisation de l'homosexualité. Donc, auparavant, il existait des histoires d'amour hétéro épouvantablement plates. Elle, l'a fait avec un couple homosexuel. Chapeau. Franchement, bien ouej. Alors du coup, comme on a carte blanche, ben, faut que tout y passe: le malaise adolescent, le stress des exams et le bio de Danone, le coup de foudre wahouwahou, le rejet frontal par ses parents une fois sortie du placard, l'apprentissage de la vie réelle mais pas trop quand même, la lettre d'adieu déchirante, la maladie, la mort, l'amour. Une sorte de Arlequin avec des gays-donc-on-a-pas-le-droit-de-dire-que-c'est-pourri-sinon-on-est-nazi-d'ailleurs-retourne-regarder-la-Rafle-sale-vilain.

Cependant, malgré tout cela, je dois malgré moi admettre que l'esthétique de l'ouvrage est assez intéressante. Les dessins sont sobres, attachants. La forme, aussi, du récit, aussi plat soit-il, laisse effectivement beaucoup de place au silence, à la contemplation, à l'émotion. On peut penser qu'un beau potentiel existait là, déjà. Mais la pauvreté du récit, des dialogues, de l'écriture, est totale ; la BD n'a d'autre ambition que celle de transposer une histoire d'amour plate à une situation homosexuelle, ce qui est vraiment un procédé que je trouve presque pervers - (ça me fait penser à une engueulade sur la qualité du Secret de Brokeback Moutain, où j'avais reproché à un de mes très bons potes de ne pas avoir aimé le film parce qu'il s'agissait de deux gays - pour ma défense, ce con en référait à l'histoire des "deux cow-boys pédés qui bouffent du pudding". Et bien, cette injustice doit être réparée, puisque c'est exactement ce que je reproche au Bleu est... qui est un mélo parfumé sans aucune saveur, histoire homosexuelle ou pas) - Encore une fois, Le bleu est... avait du potentiel (les silences, le côté fresque existentielle, la dimension assez épurée du récit). Mais était, à mes yeux, plus que raté.

Et donc, sur les ruines de ce truc-machin, arrive un auteur. Un malade mental. Et il sculpte, d'une base aussi friable, aussi salement bien intentionnée, et aussi ratée, et fait de l'or. Kechiche a assassiné la BD, l'a égorgé sur l'autel du cinéma, et en a fait quelque chose de dix, cent, mille fois meilleur. Il magnifie l'histoire, la dépasse, fout à la trappe tous les écueils, les trucs hyper-attendus, les scènes sans intérêt de la BD, son côté militant agaçant, sa bonne volonté gerbante. En contrepied total avec le "projet" de banalisation de la BD, le film lui baigne déjà dans le banal, ne se justifie jamais, ne s'excuse jamais, ne met jamais en avant un "regardez comme je suis tolérant, ouvert, féministe". Faisant par là la démonstration de la force de l'art, qui vampirise, qui se nourrit, qui assassine. Comme le disait Nabe, "quand on écrit, on tue !". Kechiche tue.


Les enjeux.
Je ne reviens pas sur la polémique Kechiche-est-un-tortionnaire, puisque 1) C'est certainement vrai ; 2) ça n'a aucune importance sur l'intérêt de l’œuvre. Kubrick était une horreur, et donc ? Ça n'a qu'un intérêt pour les commentateurs outrés du Monde.fr. qui s'en donnent à cœur joie, mais qui s'outreraient aussi des outrés, et des outrés s'outrant des outrés. Pour les autres, il reste une œuvre énorme à voir.

Je précise que mon interprétation du film correspond vraiment à un parti pris, et que, je n'y ai presque pas vu une histoire d'amour, mais juste une histoire politique (ou alors une histoire d'amour politique). En outre, la dimension homosexuelle de cette relation occupe presque, pour moi, une place secondaire dans le récit. Donc bref, avec d'autres yeux, on peut voir un autre film.

Kechiche montre une maîtrise du cinéma dans La vie d'Adèle qui est impressionnante. De l'écriture à la mise en scène et surtout à la direction d'acteurs. La radicalité de son cinéma angoisse, déroute, obsède. Mais elle se justifie toujours parce qu'il maîtrise son sujet. Et ici, son sujet est politique. Il est politique dans son fond, puisque le film ne fait que décrire la violence symbolique, la discrimination qui ne prononce pas son nom, la mort sociale. En utilisant sa désormais fameuse technique de l'abandon et de l'improvisation (750 heures de rush pour trois heures de film, ce qui signifie que chaque scène est jouée environ entre trente et cent fois), il filme Adèle, cette fille intelligente, vive, instinctive, belle, joufflue, dont on tombe amoureux. Il dirige cette actrice. Elle sonne terriblement, atrocement vrai. C'est presque le jeu d'elle-même. Derrière ce côté pervers, le résultat est impressionnant. Adèle est poignante.

L'enjeu politique (attention, accrochez-vous, ça swingue), c'est celui de la lutte des classes. Adèle est lycéenne, un peu paumée, cultivée comme peut l'être une Première L. En découvrant son homosexualité, elle s'exile de sa classe d'origine. Elle s'en exile sans s'en expliquer à ses parents, elle s'en exile sans l'assumer face à ses potes, elle s'en exile sans en comprendre les conséquences. Elle est déjà violentée, insultée, horriblement salie. Elle s'enfuit en tombant amoureuse. Et se retrouve projetée dans un milieu pseudo-cultivé et artistique, presque pire en termes d'exclusion. La condamnation à mort d'Adèle, c'est cette presque-mort sociale, initiée par les autres, acceptée, intégrée par elle. C'est cette injustice de sa condition qui à la fois lui échappe et qu'elle accepte. Et putain, que c'est dur. Et putain, que c'est poignant. Et putain, que ce film est révoltant et sans issue. Car son sujet est la politique. Car son sujet est la violence.

Réalisorat et actorat.
Brillant. Presque trop. Une seule actrice vaut le détour, Adèle Exarchopoulos. Elle est parfaite. C'est à chialer tellement elle est parfaite. Elle est Malcom McDowell. Elle est elle-même. Elle efface tout.

Seydoux est oubliable, remplaçable, loin d'être mauvaise, mais effaçable. Dans le cinéma de Kechiche, qui consiste à travailler le réel, à faire que les acteurs s'y abandonnent, ce qui marche formidablement avec Adèle, Seydoux sonne encore comme une actrice de théâtre. Elle parle de "trainées" et "d'infinie tendresse". Perso, j'y crois pas un seul instant. Adèle, j'y crois. Je sais qui c'est, je la connais, et je crois à son malheur, de la première seconde à la dernière. J'en suis amoureux, je la trouve belle, laide, puis belle. Je la trouve vraie. Seydoux reste actrice, elle articule trop bien, elle joue de manière trop lisse. Mais cela ne nuit même pas au film, puisque l'opposition de style des actrices incarne, en définitive, fort bien la distinction de classe évoquée plus haut. Le récit du film est à l'image des conditions du film: une histoire de dichotomie, d'exclusion symbolique, de violence politique.

La réalisation est nerveuse, exclusivement en gros plans, filmant d'abord le corps avant le décor ou la scène. Enfin ça, c'est pas neuf, c'est du Kechiche pur jus. 

On doit, je le crains, mentionner justement ce côté radical, très radical de la réalisation. Si le film est long, pour qui rentre dedans, le temps file incroyablement vite. Mais ce sont surtout sur les scènes pornographiques (oui, désolé, effectivement, le terme d'érotisme n'étant ici vraiment pas approprié) qui sont terriblement longues, voyeuristes, radicales. On en est gêné. Très gêné. Incroyable de penser qu'à l'heure de la pornographie accessible presque partout, Kechiche réussisse à nous gêner, à nous embarrasser, à ce point. Par le voyeurisme. Par la radicalité de la réalisation, qui consiste à exiger que les actrices fassent dans les faits ce qu'elles font à l'écran. Par la violence de ce procédé. Par la durée, enfin, des scènes en question. Radicalité qui n'est pas sans rappeler celle d'un certain Haneke, qui lui aussi, est un adepte des plans rallongés qui plongent le spectateur dans une gêne, un malaise immense. Kechiche filme cela. L'acte sexuel jusqu'au malaise. Le cinéma jusqu'au malaise. L'art jusqu'au malaise.

Je défends ici cet art par la radicalité. Parce que le résultat est fantastique. Mais un dernier point du caractère pornographique du film n'est peut-être pas défendable, c'est celui des "pratiques" lesbiennes. Sans être un expert en la matière, je suis à peu près convaincu que, si certaines de ces scènes sont parfois belles, parfois sales, parfois les deux, elles sont très peu réalistes, et correspondent beaucoup plus à un fantasme hétérosexuel (masculin ou féminin) qu'à des pratiques homosexuelles réelles. Pour me faire encore l'avocat du diable, on pourrait soutenir que c'est une vision de la relation homosexuelle, et que l'on pourrait voir à l'écran des pratiques hétérosexuelles qui nous semblent totalement débiles et irréalistes, et pourtant, elles n'en sont pas pour autant moins fortes.

Mais je dois avouer que même en avançant cet argument, je n'en suis moi-même pas tout à fait convaincu. C'est en définitive la seule vraie réserve que j'ai sur le film (avec Léa Seydoux, mais bon, bref), de caricaturer l'amour entre filles comme un ersatz de l'amour hétéro. C'est d'autant plus dommage que la bestialité de ces scènes n'est absolument pas le problème. Juste leur réalisme, dont il est permis de douter. Reste que certaines d'entre elles sont très visuelles, et parfois très belles. Et quoiqu'il en soit, que j'ai raison ou tort sur cette réserve, ces scènes sont de toute façon faites pour être gênantes, et c'est déjà problématique. Donc dans le fond, cette représentation est simplement destinée à montrer le caractère radical de l'amour, point. On peut discuter des détails, mais je pense que le principal fait cinématographique est celui là. 

Pour le reste, Kechiche évite tous les écueils. Il évite les scènes attendues, les raccourcis, les dialogues trop explicites. On pourrait évoquer la caricature qui est utilisée en permanence (les artistes sont trèèèèèèèèèèès artistes), mais dans tous les cas, elle est au service du récit, et le réalisateur maîtrise cette articulation de manière quasi-parfaite. Il offre une leçon, de cinéma, mais surtout d'écriture. De réécriture en l’occurrence. De relire l'histoire, de se la réapproprier. D'y projeter ses fantasmes politiques. D'y insuffler son génie. La vie d'Adèle devient un récit politique poignant, radical. A chialer.

Abdellatif Kechiche est un génie et un taré.
Kechiche, n'en déplaise aux milliers de connards qui déversent leur fiel sur internet dénonçant un film "juste produit au bon moment pour soutenir le mariage des homos qui violent nos grands-mères et mangent leurs pastèques", ne fait pas de film engagé pour la cause homosexuelle ou pour la tolérance - je trouve qu'on peut même sérieusement douter des effets positifs de ce film pour l'image de l'homosexualité dans nos sociétés - c'est d'ailleurs, entre autres, par là que le film est grand. On filme pas du tout un truc cool, ni même une chose qui se voudrait moderne ou en phase avec une époque. Evidemment pas. On filme ce qui est, on filme le banal. Et c'est sans doute le plus grand manifeste pour l'acceptation de l'homosexualité qui soit, montrer sa réalité, sa crudité, son humanité. Et à l'inverse de la BD, on est pas dans la revendication, mais dans l'être, c'est tout. Et une fois encore, cette dimension n'est même pas au premier plan du film. Le réalisateur fait un film où le malaise, avant d'être sexuel (ou relatif à l'orientation sexuelle), est social, humain. Kechiche parvient à écrire une histoire d'amour fou qui ne doit jamais se justifier. Celle d'une rencontre, d'un mystère. Celle d'un drame absolu. Le film est cette violence de la vie à deux, de l'impossible communion des corps. Il est un récit sur la tentative de fusion des âmes et des corps sociaux, et de leur séparation violente. Ici, il n'y a pas d'ambition militante. Mais une ambition historique, presque. La subtilité du récit voit le jour dans la caricature, dans la violence, dans cette radicalité. Kechiche est un auteur par la rage, la haine, la terreur. C'est un cinéma rageur, tueur, que propose le réalisateur. Et qui déclenchera certainement les oppositions, que ce soit à son style, aux déboires de tournage, au message politique ou à la personnalité du bonhomme.

Aux bords des larmes.
Quinze niveaux d'interprétation pourraient se superposer ici. Sur la relation sociale, sur la place du sexe dans la relation amoureuse, sur l'acceptation de soi (encore une fois, l'homosexualité faisant ici office d'exemple et non de condition du récit), sur la définition de moi par les autres. Mais j'ai déjà été trop long, trop désordonné. Une scène marquante, donc pour terminer.

Adèle, seule, dort habillée. Ses formes sont belles. Très belles. Elle est adulte, elle tremble. Elle se réveille en sursaut. On sent la maladie, l'hystérie, la dépression, le mal qui monte. Un truc. Elle tremble, s'allume une clope, la fume nerveusement.

Cette scène, on peut lui donner toutes les interprétations du monde. Pour moi, c'était clair. Difficile d'en retranscrire la portée, tant le cinéma de Kechiche est ouvert. Mais j'étais au bord des larmes. La scène résumait à moi seul tout le récit. La recherche de soi, l'angoisse de cette recherche.

Kechiche est un maître parce qu'il sait ce que peut faire le cinéma, soit surprendre et faire réfléchir. Un cinéma poignant et révoltant.

Deux personnes pour une grande œuvre imparfaite.
Adèle. Immense.
Kechiche, parce que "si c'est sans doute un pauvre type, c'est certainement un grand écrivain".