lundi 28 octobre 2013

Gravity. Ou quand Solaar Rit (J'ai honte).

Gravity, Alfonso Cuaron, 2013.


Patch & poutch.
Trois astronautes américains orbitent autour de la Terre. Un amas de débris fonce dans leur direction à 32.000 km/h.


The upside.
Gravity est une expérience visuelle, une vraie, un concept totalement barré qui dépasse sans doute, en tout cas dans la théorie, toutes les tentatives de filmer l'Espace (NB: dans cet article, je dirai Espace pour le truc noir autour de nous, et espace pour le concept branché qui fait bien en société. Exemple: "cette pièce de théâtre était fort bien mise en espace". Ou "Cette expérience sonore ludique dodécaphonique propose de réinventer l'espace urbain") qui ont été mises à l'épreuve par le passé. La réalisation du film est entièrement tournée vers là, faire de l'Espace un lieu subjectif, un lieu du sensible. La caméra embarquée suit, plonge, contre-plonge, passe en vue subjective, bouge, répond aux mouvements, aux sons, aux catastrophes, aux sentiments, au physique. En l'espace de trois minutes, le spectateur est complètement happé, presque par violence et non par narration, dans le film. On s'accroche à son siège, la trois dimensions vient nous frapper au visage avec son côté gadget, et sans doute pour la première fois justifiée à l'écran. Justifiée parce qu'elle participe à cette mise de l'Espace dans le domaine du sensible. Justifiée aussi parce que ce film n'aura AUCUN intérêt en dehors d'une salle de cinéma. Il renouvèle ce besoin d'immersion, cette aspiration de la salle obscure à nous enfermer, à nous y faire vivre. Et ça, c'est génial. La photographie du film, sa plasticité (me voilà à parler comme Jean-Marc Lalanne mais tant pis) impressionnent. L'ensemble du récit est totalement effacé par ce sentiment de perte, de dérive, que la caméra sait et peut accompagner à grands renforts d'effets numériques. Une première salve de débris arrive, et le spectateur est remué, pris à la gorge, cherche sa respiration, voit la fumée sur son casque, sent le froid, la perte de communication, l'enfer du vide. La beauté du film en devient même difficilement retranscriptible tant elle est basée sur l'immersion. Un truc presque total. La musique qui l'accompagne est totalement froide, souvent violente, parfois tire-larmes. Elle semble presque sortir de la caméra, elle suit et adapte le mouvement, témoigne de sa violence, accompagne l'isolement, l'angoisse. Le survival commence, le silence succède au tonitruant. En cela, le film atteint un niveau de perfection qui en est presque trop, qui est presque abject, qui est presque intolérable. Le détail numérique de ces nuages qui planent sur la terre, le détail des flammes qui ravagent un vaisseau, les battements du cœur du mourant qui résonnent dans le cinéma, tout ces effets sont accompagnés par le plaisir malin du réalisateur à mettre en images un rêve de gosse, mettre en images un voyage spatial, la réduction de l'homme à l’immensément grand. 90 minutes de détails, de grandeur, de plaisir ébahi d'un spectateur happé. La réalisation est magnifique. Le film est par là très, très grand. 

Sa narration est également bonne (oui, c'est contradictoire avec la suite de l'article). Plein d'inventivité, d'efficacité, pas de retours en arrière, pas de péripéties débiles. Elle va à l'essentiel, construit un récit visuel fort, simple, accessible. Du cinéma de divertissement qu'on aime, parce que sans fioritures. Ce qui excuse le côté beaucoup trop court du film, qui devrait durer deux fois plus longtemps, au moins. Qui devrait prendre son temps. Qui devrait obliger le spectateur à ressentir l'isolement par le rapport au temps, plus long. Mais qui reste une expérience comme je n'en ai pas vue, jamais, au cinéma. 

Et pourtant, ce film est contestable. Au moins un peu, peut-être pas qu'un peu. 


The down-side.
Grosse production américaine, on prend la première cruche venue (Sandra Bullock qui a joué dans... heu... ah, nan, pardon, on s'en branle). On ajoute une pseudo-romance avec Georges Clooney qui, attention, accrochez-vous à vos claviers, il « cabotine ». Wah. Waaaaaaah. Le risque est total. La réaction du public est un couperet. Ah non, pardon, on m'informe qu'il s'esclaffe à toutes ses vannes. Bon, allez, j'suis un peu rabat-joie là, à l'instant, non ? J'ai pas dit que ce film était trop beau? Visuel, sonore, immersif, prenant? Mais si ! Nan, allez, on va pas chipoter pour ça, une actrice mauvaise, et un type qui fait tout le temps la même chose au cinéma, t'façon, on s'en balance, le film est visuel et c'est tout. Pas de problème donc, on excusera cet acting pas scandaleux, mais vraiment pas non plus transcendant. Allez, je reprends ma dithyrambe. Ce film est donc une expérience visuelle absolument...

Ah, attendez, on m'informe que... heu... nan, nan, pardon, on me dit que j'ai pas encore entendu les dialogues.
...
...
...
Mais... mais non... Mais arrêtez ! Coupez le micro ! Nan, nan, je veux pas l'entendre. Je veux pas ! Nan, mettez-moi le film en muet s'il-vous-plaît. Nan, vraiment, j'veux du muet.

Mais pourquoi ces dialogues? Mais nan, mais... attends. Réfléchissons deux secondes. POURQUOI? Tout est nul, attendu, cliché, genre, "oh putain, j'tombe amoureuse d'un mec en combinaison de cosmonaute et ça renouvèle ma foi dans mon existence putride". Comment est-ce possible? Voici ma théorie. Alors j'imagine la scène (mon imagination est ce soir débordante). 

Hollywood, un jour de 2011. Cuaron, avec son accento muy espanol, vient d'obtenir 140 millions de dollars pour faire son film ; Clooney, en train de fumer la pipe et de faire des blagues, parce que c'est un mec super sympa, tout le monde le sait; Bullock, en train de regarder le mur pour ce qu'elle prend pour la dernière production de Vasarely. Soudain, une bombe explose. Le mur s'effondre. Trois hommes menaçants armés de trois stylos Bic et d'un dictaphone entrent dans la salle de réu, alors que Cuaron est en plein debriefing de Jorge Clooney sur son rôle en lui disant : « attation, hein, faut bien que tu ca-bo-ti-nes, sinon, le public est perdu, oublie pas, faut de la vanne bien facile, bien attendue, que tout le monde puisse bien comprendre, sinon ça marche pas ! ». Du coup, il ne dit que « attation », et puis s'arrête, du coup, à cause du mur qui s'effondre, tout ça. Les trois terroristes plaquent Jorge au sol, attachent Alphonse à une chaise, et laissent Sandra à ses rêveries bucoliques sur la signification de la philosophie de Heidegger sur la conception nietszchéenne du rapport entre l'Homme et la Nature. Les trois hommes s'avèrent être trois dialoguistes au chômage depuis la fin de Sept à la maison, et décident d'obliger Alphonse à réécrire l'ensemble des dialogues du film, pour lui donner un côté cinématographique bien moite, bien nul à chier. Alors Alphonse s'exécute, en allant sur le site www.tous-les-clichés-de-ce-qu'il-faut-dire-dans-l'espace.com (un site qu'il est bien). Après quelques heures, la liste est terminée, tous les bons gros clichés sont sur la table, les questions existentielles sur la vie et tout le tralala («  Oh, dis donc ! C'est zouli la Terre vu d'en haut ! », « Putain, on se sent un peu seuls ici, loin des Hommes. Et à la fois... hum... nous y sommes en paix. Serait-ce parce que nous fuyons une réalité qui nous échappe, parce que nos vies en bas sont nulles ? », « Je vais mourir. Si je m'en remettais à Dieu pour sauver mon âme et retrouver ma petite fille que j'ai perdue récemment dans un sinistre accident de chaussettes? »). Alphonse, embarrassé, décide que bon, il pourra quand même faire un film impressionnant, et que de toute façon, tout le monde s'en branle des dialogues aujourd'hui, et quand on voit la pauvreté des dialogues de la plupart des productions actuelles, ça laisse... heu... je trouve pas les mots pour... ... bon.


Un acting pas au top, ça va. C'est pas dramatique. Je veux dire, bon. Mais des dialogues millimétrés pour que sans l'ombre d'un doute, un enfant de 3 ans puisse se reconnaître et comprendre que: 
1) L'Espace c'est beau 
2) L'Espace c'est un peu dangereux quand même
3) La vie, c'est cool, et donc bats toi, et vas-y ma cocotte, et n'oublie pas d'aller dire à ta maman que tu l'aimes en allant acheter les frites sur le chemin du retour. Et dis des phrases comme: "La vie ne vaut rien... mais bon... rien ne vaut la vie, hein !". 

Franchement, c'est une vraie faute de goût.

Tous les rapports humains, sentimentaux, sont soulignés, surlignés, les deux en vrac, avec des stabilos moches et une espèce de bonne grosse logique hollywoodienne à l’œuvre, où tout doit être perceptible à 120 km à la ronde, sinon, hein, bon, le spectateur débile ne comprendra pas (il faut jamais prendre les gens pour des cons mais il ne faut pas oublier...). Sandra Bullock, en particulier, mériterait d'être mise au banc des accusés en compagnie des dialoguistes terroristes, parce qu'être transparente dans un film subjectif, c'est quand même ballot.

Donc bref, Gravity pêche par ce côté superproduction débile, où on sent tout ce qu'il y a de pire dans Hollywood, le côté moralisateur, la morale protestante (ou catho j'sais pas, j'fais plus la différence avec les Américains) bien nulle, bien rance de leçons sur la vie et sur la mort, et où si tous les clichés n'y passent pas, ça va pas. C'est franchement dommage, parce que le film n'aurait eu besoin que de silence. Que de dialogues normaux, genre, normaux. Genre, "ah je vais mourir". Je pense à la scène de 2001 où HAL est débranché, et que l'acteur ne dit pas un mot.

Je me rends compte, là, que je vais un peu loin dans ma critique. Que bon, tout ça, c'est un peu l'arrière-fond du film. Que c'est un décor raté. Cette absence de justesse en demeure navrante, parce que c'est peu, et à la fois c'est moche. C'est comme trois fausses notes dans une symphonie, c'est impossible. 


Alors du coup, c'est bien ou pas? J'comprends pas m'sieur, vous dites tout et son contraire !
Le film, en tant qu'objet, est somptueux, magnifique, original, prenant le spectateur aux tripes comme j'ai peu vu un film le faire. Et donc pourtant, les dialogues, en particulier, et Sandra Bullock (erreur claire de casting – à la limite, on peut me dire Clooney joue son rôle, aussi attendu que cela soit, de manière nette), pourraient le faire tomber dans la case des films à éviter. 

Je ne dirais pas ça du tout (quelle mansuétude de ma part). Bon voilà, on y va pas pour une réflexion métaphysique à la 2001, et tous les films ne peuvent pas être 2001. Mais à la fois, je veux pas, je ne peux pas participer au discours du: "on s'en fout des acteurs, des dialogues, de la morale du film, on est juste là pour être bien trucidé du bulbe". 

Je trouve donc ce film vraiment... presque génial. Et en fait non.

Un p'tit moment 2001, l'Odyssée de l'Espace s'impose.
Parce que c'est évidemment la première référence qui vient lui casser la gueule (et là, c'est même plus du cassage de gueule, c'est un lynchage). Juste après le film, j'ai lancé 2001. Les trois premières minutes du film, c'est un son continu, des chants d'hommes et de femmes, qui montent en puissance, comme le vide sidéral prêt à aspirer l'homme. Tout était dit. 2001 s'adresse à un public qui est prêt à voir un film qui excède les 82 minutes, qui sait ne pas toujours se faire comprendre, qui joue sur l'angoisse plus que sur le toujours expliqué, genre "aucune question ne doit rester en suspens". Cela étant, la référence Kubrick pourrait quand même souffrir de la comparaison. Non pas de la comparaison sur le fond (et encore... le côté triphasé de la 3e partie de 2001 est quand même un peu insupportable, quand bien même génial). 

Parce que si Kubrick a eu le génie de réaliser un film qui a tenu techniquement la route de 1968 à nos jours, et tiendra la route qu'il a ouverte, le champ des possibles qu'il a seul créé et conditionné, peut-être pour toujours, Gravity est un des premiers qui, sans doute pour des raisons plus techniques qu'artistiques, parvient à dépasser ce cadre, parvient à l'enrichir. On est pris, totalement, par l'image. Alors Gravity est un nain par rapport à l'ambition, à l'importance de 2001, mais est, en termes d'images, un héritier qui ne devrait pas trop rougir, sur le plan technique. Mais sur le plan politique, sentimental, humain... sur le plan de la justesse du sentiment de l'homme face à l'infiniment grand, à l'Espace, à la mort, à l'autre, à soi, sur ce qu'on est, soi, face au vide... mon Dieu. Gravity enfile les perles quand 2001 renouvèle (encore) le genre, traite du rapport à la technique, du rapport à la robotique, du rapport à l'homme, du rapport à l'autre. Putain, 2001 est un traité de philosophie scientifique à la Heisenberg à côté de Gravity qui est un flyer du "Comment être bien débile dans l'Espace". Mais si on le compare à d'autres films sur l'enfermement spatial, comme Solaris (verison déjà Clooney) ou Sunshine, on se dit que non, Gravity est grand, plus grand, qu'une simple caricature hollywoodienne... Qu'il en a en tout cas les moyens.

Disons que
Gravity, malgré ses rondeurs, malgré sa dimension numérique absolument bluffante, malgré ces étalages d'effets spéciaux et de respiration en suspension pour le spectateur, reste un film attendu, lubrifié, formaté - c'est  peut-être pas fatal, mais c'est dommage. Vraiment sensationnel, techniquement, mais juste techniquement. Il lui manque un détail, une âme, une vision. Cela peut ne pas paraître central, mais c'est essentiel. Et représente en cela très bien le cinéma, et plus généralement, la production culturelle actuelle. Un truc qui claque, qui fait bien gémir partout, qui ne demande aucune préparation, aucune initiation, aucune réflexion postérieure, qui en appelle aux tripes plus qu'à la tête, qui ne s'oublie pas mais qui ne reste pas, qui reproduit des films passés, qui ne prend aucun risque ou presque, qui sait utiliser le progrès technique, qui sait faire du cinéma, et du vrai, parce que talentueux, divertissant, ébouriffant. Mais auquel il manque ce supplément d'âme, ce petit truc en plus, cet intérêt pour le détail, le dialogue (même quand il y en a très peu - encore une fois, le film est pas du tout truffé de dialogues ; mais le peu lui pèse, et c'est dommage, parce que c'est pas grand chose, et à la fois c'est énorme), et aussi l'actrice principale, qui n'est pas à la hauteur, loin s'en faut, de son rôle.

Je ne peux pas m'empêcher de pleurer, en me disant que ce n'est pas juste que Kubrick ne m'ait pas attendu avant de mourir. Il reste l'ombre qui plane. Le maître. Je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'un maître, lui, un autre, aurait fait un film essentiel d'une mine d'or pareille. Cuaron en fait juste un moment de cinéma plaisant, une expérience ludique convaincante. Et c'est tout. 

Gravity is merely the slow and retarded little brother of 2001. On peut l'apprécier pour cela, on peut, on doit même le louer pour cela. Parce qu'il est techniquement énorme, sensationnel ; qu'il est inventif. Qu'il fait du vrai cinéma hollywoodien. Et qu'il en embrasse les dimensions les plus mauvaises de ce cinéma, aussi: l'absence de profondeur de champ, l'absence de vrais dialogues, l'absence de prise de risque, l'absence de radicalité. Penser que ces trop, trop courtes 90 minutes pourraient changer l'histoire du cinéma comme l'a fait 2001 relève donc du fantasme. Ou alors, on peut arrêter de le comparer à lui, le regarder émerveillé comme un gamin, se dire que nous faire nous sentir rêveur, encore, que c'est déjà pas mal.

1 commentaire:

  1. Je vais faire vite parce que j'empiète sur mon temps de travail, mais je te trouve très dur dans ta critique des acteurs.
    Si Scarlett Johansson avait joué à la place de Bullock, ça aurait donné quoi? Perso je l'imagine PAS DU TOUT. Et puis la force de Clooney, c'est que son personnage se dévoue ENTIEREMENT à sauver la vie de Dr Stone. Lui a déjà fait beaucoup de voyages dans l'espace, il est cynique mais réaliste, il sait que tout peut basculer d'un moment à l'autre. Son humour est synonyme d'un dévouement intégral pour sa vocation, et cache sans doute une peur du vide, de la mort. Mais il appréciera jusqu'au bout la vue, il meurt a priori heureux, et ce n'est pas donné à tout le monde. Il est en paix avec lui-même, contrairement au Dr Stone; il lui donne donc une chance d'aller vivre à nouveau, et ça, c'est beau.
    Ce qui fait la force de ce film aussi, c'est justement la mise en situation: que ferait-on à la place de Dr Stone? Se laisserait-on mourir, se battrait-on jusqu'au bout pour retourner dans une vie qui nous a pris notre enfant?
    Ca montre également l'identité humaine, qui sans la Terre n'est rien. L'Homme explore ses propres limites, il repousse les frontières, mais il est heureux de retrouver son chez-soi, ses repères. Aller tout là-haut peut se payer très cher, mais le film montre bien que c'est une expérience incroyable, dans laquelle l'homme effectue un voyage extérieur et intérieur. Et cela, ça fait rêver.

    Voilà, je retourne à la créativité "culturelle".
    Tu sais qui.

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