samedi 12 octobre 2013

La mort sociale d'Adèle

Le dernier Kechiche débarque, après des drames, des polémiques, des larmes, des critiques dithyrambiques. Pour le spectateur, c'est avec quelques frissons que l'on entre en scène. Un récital quasi-parfait.

La vie d'Adèle, Abdelatif Kechiche, 2013.

Pitch et plot.
Adèle, adolescente et adulte, face à sa sexualité, sa beauté, ses limites, sa condition, son mal-être. L'histoire prend place dans la ville de Lille.

L’œuvre qui en massacre une autre.
J'avais très, très peur en allant voir ce film. Pour deux raisons.

D'abord, parce que Kechiche est un cinéaste insupportable. Et génial. Mais insupportable. Je gardais en tête des scènes interminables de La Graine et le Mulet, que j'avais par ailleurs adoré, ou bien la crudité de L'Esquive, qu'ayant revu, j'avais trouvé absolument magistral, mais qui restait frustrant, ambitieux, agaçant.

Ensuite, parce que j'avais lu la BD, mais vraiment par pur hasard, lors d'un passage à Lille il y a quelques mois, au milieu du Furet du Nord. Elle, qui porte le titre (que je trouve déjà prétentieux) Le bleu est une couleur chaude (on dirait le nom d'un parfum Jean-Paul Gautier, j'trouve), est un mélimélodrame fade, sans intérêt, sur la vie d'une homosexuelle et la difficulté de sa situation. En un mot, l'auteur dit vouloir participer à la banalisation de l'homosexualité. Donc, auparavant, il existait des histoires d'amour hétéro épouvantablement plates. Elle, l'a fait avec un couple homosexuel. Chapeau. Franchement, bien ouej. Alors du coup, comme on a carte blanche, ben, faut que tout y passe: le malaise adolescent, le stress des exams et le bio de Danone, le coup de foudre wahouwahou, le rejet frontal par ses parents une fois sortie du placard, l'apprentissage de la vie réelle mais pas trop quand même, la lettre d'adieu déchirante, la maladie, la mort, l'amour. Une sorte de Arlequin avec des gays-donc-on-a-pas-le-droit-de-dire-que-c'est-pourri-sinon-on-est-nazi-d'ailleurs-retourne-regarder-la-Rafle-sale-vilain.

Cependant, malgré tout cela, je dois malgré moi admettre que l'esthétique de l'ouvrage est assez intéressante. Les dessins sont sobres, attachants. La forme, aussi, du récit, aussi plat soit-il, laisse effectivement beaucoup de place au silence, à la contemplation, à l'émotion. On peut penser qu'un beau potentiel existait là, déjà. Mais la pauvreté du récit, des dialogues, de l'écriture, est totale ; la BD n'a d'autre ambition que celle de transposer une histoire d'amour plate à une situation homosexuelle, ce qui est vraiment un procédé que je trouve presque pervers - (ça me fait penser à une engueulade sur la qualité du Secret de Brokeback Moutain, où j'avais reproché à un de mes très bons potes de ne pas avoir aimé le film parce qu'il s'agissait de deux gays - pour ma défense, ce con en référait à l'histoire des "deux cow-boys pédés qui bouffent du pudding". Et bien, cette injustice doit être réparée, puisque c'est exactement ce que je reproche au Bleu est... qui est un mélo parfumé sans aucune saveur, histoire homosexuelle ou pas) - Encore une fois, Le bleu est... avait du potentiel (les silences, le côté fresque existentielle, la dimension assez épurée du récit). Mais était, à mes yeux, plus que raté.

Et donc, sur les ruines de ce truc-machin, arrive un auteur. Un malade mental. Et il sculpte, d'une base aussi friable, aussi salement bien intentionnée, et aussi ratée, et fait de l'or. Kechiche a assassiné la BD, l'a égorgé sur l'autel du cinéma, et en a fait quelque chose de dix, cent, mille fois meilleur. Il magnifie l'histoire, la dépasse, fout à la trappe tous les écueils, les trucs hyper-attendus, les scènes sans intérêt de la BD, son côté militant agaçant, sa bonne volonté gerbante. En contrepied total avec le "projet" de banalisation de la BD, le film lui baigne déjà dans le banal, ne se justifie jamais, ne s'excuse jamais, ne met jamais en avant un "regardez comme je suis tolérant, ouvert, féministe". Faisant par là la démonstration de la force de l'art, qui vampirise, qui se nourrit, qui assassine. Comme le disait Nabe, "quand on écrit, on tue !". Kechiche tue.


Les enjeux.
Je ne reviens pas sur la polémique Kechiche-est-un-tortionnaire, puisque 1) C'est certainement vrai ; 2) ça n'a aucune importance sur l'intérêt de l’œuvre. Kubrick était une horreur, et donc ? Ça n'a qu'un intérêt pour les commentateurs outrés du Monde.fr. qui s'en donnent à cœur joie, mais qui s'outreraient aussi des outrés, et des outrés s'outrant des outrés. Pour les autres, il reste une œuvre énorme à voir.

Je précise que mon interprétation du film correspond vraiment à un parti pris, et que, je n'y ai presque pas vu une histoire d'amour, mais juste une histoire politique (ou alors une histoire d'amour politique). En outre, la dimension homosexuelle de cette relation occupe presque, pour moi, une place secondaire dans le récit. Donc bref, avec d'autres yeux, on peut voir un autre film.

Kechiche montre une maîtrise du cinéma dans La vie d'Adèle qui est impressionnante. De l'écriture à la mise en scène et surtout à la direction d'acteurs. La radicalité de son cinéma angoisse, déroute, obsède. Mais elle se justifie toujours parce qu'il maîtrise son sujet. Et ici, son sujet est politique. Il est politique dans son fond, puisque le film ne fait que décrire la violence symbolique, la discrimination qui ne prononce pas son nom, la mort sociale. En utilisant sa désormais fameuse technique de l'abandon et de l'improvisation (750 heures de rush pour trois heures de film, ce qui signifie que chaque scène est jouée environ entre trente et cent fois), il filme Adèle, cette fille intelligente, vive, instinctive, belle, joufflue, dont on tombe amoureux. Il dirige cette actrice. Elle sonne terriblement, atrocement vrai. C'est presque le jeu d'elle-même. Derrière ce côté pervers, le résultat est impressionnant. Adèle est poignante.

L'enjeu politique (attention, accrochez-vous, ça swingue), c'est celui de la lutte des classes. Adèle est lycéenne, un peu paumée, cultivée comme peut l'être une Première L. En découvrant son homosexualité, elle s'exile de sa classe d'origine. Elle s'en exile sans s'en expliquer à ses parents, elle s'en exile sans l'assumer face à ses potes, elle s'en exile sans en comprendre les conséquences. Elle est déjà violentée, insultée, horriblement salie. Elle s'enfuit en tombant amoureuse. Et se retrouve projetée dans un milieu pseudo-cultivé et artistique, presque pire en termes d'exclusion. La condamnation à mort d'Adèle, c'est cette presque-mort sociale, initiée par les autres, acceptée, intégrée par elle. C'est cette injustice de sa condition qui à la fois lui échappe et qu'elle accepte. Et putain, que c'est dur. Et putain, que c'est poignant. Et putain, que ce film est révoltant et sans issue. Car son sujet est la politique. Car son sujet est la violence.

Réalisorat et actorat.
Brillant. Presque trop. Une seule actrice vaut le détour, Adèle Exarchopoulos. Elle est parfaite. C'est à chialer tellement elle est parfaite. Elle est Malcom McDowell. Elle est elle-même. Elle efface tout.

Seydoux est oubliable, remplaçable, loin d'être mauvaise, mais effaçable. Dans le cinéma de Kechiche, qui consiste à travailler le réel, à faire que les acteurs s'y abandonnent, ce qui marche formidablement avec Adèle, Seydoux sonne encore comme une actrice de théâtre. Elle parle de "trainées" et "d'infinie tendresse". Perso, j'y crois pas un seul instant. Adèle, j'y crois. Je sais qui c'est, je la connais, et je crois à son malheur, de la première seconde à la dernière. J'en suis amoureux, je la trouve belle, laide, puis belle. Je la trouve vraie. Seydoux reste actrice, elle articule trop bien, elle joue de manière trop lisse. Mais cela ne nuit même pas au film, puisque l'opposition de style des actrices incarne, en définitive, fort bien la distinction de classe évoquée plus haut. Le récit du film est à l'image des conditions du film: une histoire de dichotomie, d'exclusion symbolique, de violence politique.

La réalisation est nerveuse, exclusivement en gros plans, filmant d'abord le corps avant le décor ou la scène. Enfin ça, c'est pas neuf, c'est du Kechiche pur jus. 

On doit, je le crains, mentionner justement ce côté radical, très radical de la réalisation. Si le film est long, pour qui rentre dedans, le temps file incroyablement vite. Mais ce sont surtout sur les scènes pornographiques (oui, désolé, effectivement, le terme d'érotisme n'étant ici vraiment pas approprié) qui sont terriblement longues, voyeuristes, radicales. On en est gêné. Très gêné. Incroyable de penser qu'à l'heure de la pornographie accessible presque partout, Kechiche réussisse à nous gêner, à nous embarrasser, à ce point. Par le voyeurisme. Par la radicalité de la réalisation, qui consiste à exiger que les actrices fassent dans les faits ce qu'elles font à l'écran. Par la violence de ce procédé. Par la durée, enfin, des scènes en question. Radicalité qui n'est pas sans rappeler celle d'un certain Haneke, qui lui aussi, est un adepte des plans rallongés qui plongent le spectateur dans une gêne, un malaise immense. Kechiche filme cela. L'acte sexuel jusqu'au malaise. Le cinéma jusqu'au malaise. L'art jusqu'au malaise.

Je défends ici cet art par la radicalité. Parce que le résultat est fantastique. Mais un dernier point du caractère pornographique du film n'est peut-être pas défendable, c'est celui des "pratiques" lesbiennes. Sans être un expert en la matière, je suis à peu près convaincu que, si certaines de ces scènes sont parfois belles, parfois sales, parfois les deux, elles sont très peu réalistes, et correspondent beaucoup plus à un fantasme hétérosexuel (masculin ou féminin) qu'à des pratiques homosexuelles réelles. Pour me faire encore l'avocat du diable, on pourrait soutenir que c'est une vision de la relation homosexuelle, et que l'on pourrait voir à l'écran des pratiques hétérosexuelles qui nous semblent totalement débiles et irréalistes, et pourtant, elles n'en sont pas pour autant moins fortes.

Mais je dois avouer que même en avançant cet argument, je n'en suis moi-même pas tout à fait convaincu. C'est en définitive la seule vraie réserve que j'ai sur le film (avec Léa Seydoux, mais bon, bref), de caricaturer l'amour entre filles comme un ersatz de l'amour hétéro. C'est d'autant plus dommage que la bestialité de ces scènes n'est absolument pas le problème. Juste leur réalisme, dont il est permis de douter. Reste que certaines d'entre elles sont très visuelles, et parfois très belles. Et quoiqu'il en soit, que j'ai raison ou tort sur cette réserve, ces scènes sont de toute façon faites pour être gênantes, et c'est déjà problématique. Donc dans le fond, cette représentation est simplement destinée à montrer le caractère radical de l'amour, point. On peut discuter des détails, mais je pense que le principal fait cinématographique est celui là. 

Pour le reste, Kechiche évite tous les écueils. Il évite les scènes attendues, les raccourcis, les dialogues trop explicites. On pourrait évoquer la caricature qui est utilisée en permanence (les artistes sont trèèèèèèèèèèès artistes), mais dans tous les cas, elle est au service du récit, et le réalisateur maîtrise cette articulation de manière quasi-parfaite. Il offre une leçon, de cinéma, mais surtout d'écriture. De réécriture en l’occurrence. De relire l'histoire, de se la réapproprier. D'y projeter ses fantasmes politiques. D'y insuffler son génie. La vie d'Adèle devient un récit politique poignant, radical. A chialer.

Abdellatif Kechiche est un génie et un taré.
Kechiche, n'en déplaise aux milliers de connards qui déversent leur fiel sur internet dénonçant un film "juste produit au bon moment pour soutenir le mariage des homos qui violent nos grands-mères et mangent leurs pastèques", ne fait pas de film engagé pour la cause homosexuelle ou pour la tolérance - je trouve qu'on peut même sérieusement douter des effets positifs de ce film pour l'image de l'homosexualité dans nos sociétés - c'est d'ailleurs, entre autres, par là que le film est grand. On filme pas du tout un truc cool, ni même une chose qui se voudrait moderne ou en phase avec une époque. Evidemment pas. On filme ce qui est, on filme le banal. Et c'est sans doute le plus grand manifeste pour l'acceptation de l'homosexualité qui soit, montrer sa réalité, sa crudité, son humanité. Et à l'inverse de la BD, on est pas dans la revendication, mais dans l'être, c'est tout. Et une fois encore, cette dimension n'est même pas au premier plan du film. Le réalisateur fait un film où le malaise, avant d'être sexuel (ou relatif à l'orientation sexuelle), est social, humain. Kechiche parvient à écrire une histoire d'amour fou qui ne doit jamais se justifier. Celle d'une rencontre, d'un mystère. Celle d'un drame absolu. Le film est cette violence de la vie à deux, de l'impossible communion des corps. Il est un récit sur la tentative de fusion des âmes et des corps sociaux, et de leur séparation violente. Ici, il n'y a pas d'ambition militante. Mais une ambition historique, presque. La subtilité du récit voit le jour dans la caricature, dans la violence, dans cette radicalité. Kechiche est un auteur par la rage, la haine, la terreur. C'est un cinéma rageur, tueur, que propose le réalisateur. Et qui déclenchera certainement les oppositions, que ce soit à son style, aux déboires de tournage, au message politique ou à la personnalité du bonhomme.

Aux bords des larmes.
Quinze niveaux d'interprétation pourraient se superposer ici. Sur la relation sociale, sur la place du sexe dans la relation amoureuse, sur l'acceptation de soi (encore une fois, l'homosexualité faisant ici office d'exemple et non de condition du récit), sur la définition de moi par les autres. Mais j'ai déjà été trop long, trop désordonné. Une scène marquante, donc pour terminer.

Adèle, seule, dort habillée. Ses formes sont belles. Très belles. Elle est adulte, elle tremble. Elle se réveille en sursaut. On sent la maladie, l'hystérie, la dépression, le mal qui monte. Un truc. Elle tremble, s'allume une clope, la fume nerveusement.

Cette scène, on peut lui donner toutes les interprétations du monde. Pour moi, c'était clair. Difficile d'en retranscrire la portée, tant le cinéma de Kechiche est ouvert. Mais j'étais au bord des larmes. La scène résumait à moi seul tout le récit. La recherche de soi, l'angoisse de cette recherche.

Kechiche est un maître parce qu'il sait ce que peut faire le cinéma, soit surprendre et faire réfléchir. Un cinéma poignant et révoltant.

Deux personnes pour une grande œuvre imparfaite.
Adèle. Immense.
Kechiche, parce que "si c'est sans doute un pauvre type, c'est certainement un grand écrivain".

2 commentaires:

  1. Well beaucoup de choses à dire là-dessus. Mais je n'ai malheureusement pas ton aisance dans l'écriture. On va essayer quand-même.
    Là où je suis d'accord pour commencer c'est sur la plupart des objets politiques que tu évoques. Le concept exact pour moi ne serait néanmoins pas "lutte des classes" qui certes a été réactualisé mille fois depuis Marx et qui peut vouloir tout dire et son contraire mais quand-même. Où est la lutte ? Dans l'antagonisme entre lesbiennes et autrui ? Pas vraiment, à moins de voir une lutte pour conserver Adèle ? Je préfèrerais choc qui résume mieux incompatibilité à se comprendre. Où sont les classes ? Il n'y en a tout simplement pas là je pense que l'on peut être d'accord si tu y réfléchis. Par contre des milieux sociaux (voire culturels bien-sûr) là oui.

    Donc c'est un choc culturel qui entraîne un déracinement qui n'est pas assumé, digéré d'autant plus que la formidable (tellement formidable mon dieu, une claque) Adèle (19 ans tu le crois ça?) n'arrive pas à s'enraciner ailleurs, dans ce milieu d'artistes autocentrés où elle n'est que faire-valoir, et où oui en effet elle se "sent seule" ce qui apparaît avec le talent de Kechiche comme une raison tout à fait valable pour l'adultère.
    Là où je suis moins d'accord c'est sur le malaise des scènes de sexe. Si malaise il y a (et dans la salle bondée où je me trouvais il y a eu), il n'est pas sûr qu'il soit vraiment voulu. Citons Kechiche " J'ai plus le désir de faire aimer que de provoquer. Je cherche depuis toujours une « vérité » des personnages parce que j'ai envie qu'on les aime, qu'on aime leur communauté, que ça soient les jeunes des cités ou les homosexuels." puis plus loin "Si, comme moi, on trouve beaux ces deux corps qui se désirent autant, ça ne peut que créer une empathie avec les personnages." Alors Kechiche s'est-il planté ? Pas sûr, les deux nanas avec qui je l'ai vu n'ont absolument pas été choqué par exemple. Je trouve juste que trois scènes c'était peut-être un peu trop même si elles s'expliquent par la fin quand Adèle, désespérée, cherche à reconquérir "Et le sexe, c'est comment ?" dit-elle à sa dame de cœur dans un café.

    Personnellement enfin, j'ai quand-même vu une belle histoire d'amour. Dans tout ce qu'elle a de beau, de compliqué, de passionnel, de triste, de violent etc etc. Un film de sentiments comme le poignant Two Lovers de J.Gray même si je te l'accorde, ce n'est pas tout le film.

    Voilà voilà. Enfin, remarques faites à moi-même : Ne plus jamais hésiter à aller à l'arvor pour regarder ça car le gaumont c'est dur.. Se retrouver avec des gens morts de rire car une nana en pleur ça coule du nez et ça avale le fluide c'est vraiment supportable, un truc à te gâcher la plus belle scène de tentative de reconquête ratée que j'ai jamais vu. That's it !

    PS: Ah non ! C'était "Deux (gros) PD dans la montagne" que j'appelais ce film chiant à la mort de Lee, pas de trace de pudding là dedans :) .

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  2. Ah oui aussi, la fin est en trop. Pourquoi ne pas s'arrêter après le café ? Pour nous montrer encore à quel point c'est fini et à quel point c'est dur ? Euh on le savait déjà bonhomme. Bref, la scène finale de la galerie d'art était inutile, le dialogue et le raté avec le bonhomme assez incompréhensible.

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