Gone Girl,
David Fincher, 2014.
Pitch.
Apparemment,
Mr. et Mrs. Dunne s’aiment à New York, puis dans le Missouri. Puis elle
disparaît.
Image.
Contrairement
aux apparences, je ne suis pas un inconditionnel de Fincher. Je pense Alien3 original mais
très inégal, Se7en (toujours) absolument génial, Panic Room mauvais voire
très mauvais, The Game plutôt réussi
sans l’être absolument, j’ai trouvé au Social
Network quelques fulgurances mais aussi un vrai manque de créativité, et
son Millenium de facture honnête mais
sans aucun intérêt particulier. Reste Fight
Club, et Benjamin Button, où l’on
peut débattre, mais qui ont plutôt mes faveurs. La filmographie de Fincher est
inégale, on sait le réalisateur obsessionnel, insupportable. Les acteurs ne
voulant plus jamais tourner avec lui sont légions, et le force à renouveler,
tout le temps, son casting. Mais il est un film dont on ne débat plus. Zodiac, que j’avais eu le plaisir de
voir deux fois au cinéma, est un monument, un film qui étire les codes du
genre, qui sait créer une atmosphère de dingue, qui étrille le spectateur et
réussit à proposer une fable mélancolique sur un tueur à l’identité encore
incertaine. Zodiac est une cathédrale
de 2h30, qui prend le spectateur à contre-pied, qui filme – tellement bien –
des acteurs majeurs des années 2000, et qui fait sortir le meilleur de Fincher.
Le film n’a pas été assez apprécié par le public, notamment à cause de son côté lent et déceptif.
Gone Girl est de la même trempe.
Peut-être pas au niveau, faute d’un scénario aussi précis que Zodiac, mais tente au moins de s’y
élever. Fincher filme le récit entrelacé et impossible à démêler d’un couple
d’Américains actuel, qui s’aime, s’écharpe et sombre. Le récit de base fait
énormément penser à Revolutionary Road,
et emprunte même certains de ses scènes, presque plagiées – la rencontre, l’amour, la chute – en
les passant en accéléré. Le récit oscille sans cesse entre le présent, la
disparition d’Amy Dunne, et le récit de cette relation fusionnelle, banale, hystérique.
La
réalisation est impressionnante. Même avant d'être foncièrement convaincu par le
film, j’y ai été happé, pris. L’ouverture est
fabuleuse. Les critiques l’ont assez dit, mais il faut avouer que la photo
est belle, vraiment belle. Elle colle à l’hyper réalisme (apparent) que le film propose,
décodant les petites hypocrisies et les questions existentielles sur le couple
en réussissant à filmer l’amour, l’ennui, la violence dans un couple moderne.
La mise en scène est magistrale, le montage est un plaisir, l’image, en
règle générale, est belle à crever. L’esthétique du film est parfaite, son
rythme est très travaillé, sa bande son est dingue. Pas besoin que j'utilise plus de superlatifs (je n'en ai plus de toute façon), c'est très bon.
Acteurs.
2nde incroyable prouesse de ce film : Fincher arrive à rendre des acteurs
médiocres magnifiques. Ou plutôt un acteur médiocre magnifique. Fucking Ben
Affleck. Je pense qu’il est peu d’acteurs dans le monde que je méprise
davantage que le bellâtre de Pearl Harbor et l’acteur raté de Daredevil. Et plus encore, on pourrait
s’attendre à ce que Fincher en fasse « le rôle de sa vie », et se
serve de lui comme Jolie dans L'Echange (atroce) ou Day Lewis dans There Will Be Blood (magnifique): dans les deux cas, c'est du rôle à Oscars, du rôle fait pour briller, et même quand c'est bien fait, ça peut rester un peu insupportable. Mais non, ici, nous sommes beaucoup plus proche de Malcom McDowell
dans If… et Orange Mécanique, ou encore d'Adam Sandler dans Punch Drunk Love. Un rôle sur mesure, certes, mais qui ne semble jamais fait pour la gloire. Simplement pour le récit.
Affleck est drôle, touchant dans le rôle de l’Américain moyen, violent, nul et charmeur. Il a relativement peu de liberté dans son jeu, c'est un fait, mais évolue sans
jamais se foirer, reste crédible du début à la fin. Il joue aussi parfaitement
son rôle profondément sexualisé, profondément ambigu, profondément strident.
Rosamund
Pike, que je n’avais jamais vue à l’écran, est assez convaincante, en femme
mélancolique et délaissée. Parfois remuante (parfois). Je ne suis pourtant pas totalement
conquis par sa performance – étonnamment – car je la trouve presque effacée par
un second rôle… Ce qui ne m'arrive quasiment jamais. Carrie Coon est
simplement dingue. Oh mon Dieu. Cette actrice inconnue – de théâtre – que je
connais par son rôle dans The Leftovers,
où elle joue une femme instable et paumée, m’a bluffé. Elle joue la sœur
jumelle d’Affleck, emmenée avec lui dans les misères du récit et donne au film
une touche très sombre, très grinçante. Elle incarne cette comédie noire. J’adore constater ce genre de
trucs : trouver un second rôle qui est parfait. Vraiment, cette actrice
m’étonne. Elle sait jouer dans tous les registres et réussit à
avoir une présence incroyable à l'écran sans que la caméra ne s’intéresse foncièrement à
elle. Carrie Coon. Parfaite.
Le reste du
casting est plus banal. Neil Patrick Harris n’est jamais
crédible, jamais bon, mais de toute façon, je n’attendais pas autre chose, ce
mec est clairement un acteur médiocre. La flic est bien. Certains autres personnages (flics, journalistes)
sont parfois un peu caricaturaux. Rien de bien grave.
Scénar’ et fond.
Qu’il est
difficile de parler de ce film sans déflorer son scénario. C’est presque
impossible. Je vais essayer. Le film se divise en deux. Une première partie,
classique, fait dans le thriller de base, et est extrêmement excitante. Une
seconde, plus invraisemblable, propose une fable plus féroce sur le couple,
l’ennui, la manipulation et les médias de masses. J'aime énormément la première
partie, toute en finesse, très efficace. Mais je dois avouer qu’une fois la
sidération passée, la deuxième partie est tout aussi passionnante, sinon
davantage.
C’est assez
génial de la part de Fincher. Au lieu de te refaire un Se7en (thriller
classique) ou un Zodiac (thriller déceptif), il te fait son twist (très, très attendu mais qu'importe)
après 1h30 de film, et s’enflamme sur une histoire complètement à côté de la plaque.
Mais son attention à déconstruire le couple et l’Amérique contemporaine survit
à cette coupure brutale. Il s’en balance même. Il continue à tisser son récit au-delà
de son scénario, presque. Il continue cette fable noire, railleuse, malgré ses
invraisemblances. Il dépeint une Amérique vraiment laide, dépressive, gangrenée
par ses classes intellectuelles, pourrie par ses pulsions animales, tuée par un rêve américain impossible à accomplir. Il dépeint une Amérique en carton pâte qui ne sait plus
rien. Ben Affleck est génial dans ce rôle. Le type perdu, le pire et le
meilleur des Américains. Lâche, fourbe, sexy et fun.
Le fond du
film est tout de même très sombre, puisque ce qu’il nous dit, c’est que
le regard (du public sur le privé) est ce qui fait et défait les vérités. C’est certes une réflexion classique, mais le réalisateur la pousse à un point qui est profondément
dérangeant. Le média est ce qui nous condamne tout à la fois au cynisme, à la
démocratie sale, à l’idéalisme gerbant, aux libertés dévoyées. Le média est ce
qui fait et défait les femmes et les hommes. Le média est ce qui fait et défait
les atroces vérités et les odieux mensonges. Toute cette critique là, bien
qu’elle puisse sembler facile, est poussée tellement loin qu’elle en devient géniale – c’est
d’ailleurs parce que le scénario est
aussi caricatural que la critique peut aller aussi loin. C’est l’unique raison
pour laquelle je pardonne toutes les errances du récit : l’histoire est
tarée parce qu’elle doit amener à cette conclusion sur les médias, sur le
couple, sur l’Amérique. C’est un coup de projo direct à la gueule du
spectateur, aveuglé – « je devrais dire ébloui » – qui d’abord fout un peu la gerbe,
et ensuite permet de voir la profondeur de ce putain de film.
Parce que
oui, il m’a fallu presque 48 heures pour le réaliser. Gone Girl est un putain de film.
Images en tension.
Gone Girl
est un putain de film, parce que c’est comme votre cher et tendre (j’adore les métaphores sur le couple, ces derniers temps), ses défauts sont – doivent
être – ses qualités. Il faut aimer ses travers, ses réflexes agaçants, ses manières de mentir, de se mentir, de se faire remarquer. C’est parce qu’il est attendu, charmeur, malin, sans concession,
plein de raccourcis et de caricatures, que ce film est profondément puissant.
C’est parce qu’il se tamponne – ou plutôt parce qu’il les détruit à coups de club de
golf – des codes du thriller, des codes de la vraisemblance, parce qu’il rompt
en permanence le contrat narratif, qu’il est génial.
D’abord parce qu’il propose une réflexion sur le rapport à l’autre, le couple, le sexe qui est extrêmement réjouissante. Il va même très loin dans
la place de l’attirance au sein du couple, des relations sexuelles, celle du mensonge, du jeu de rôles, du besoin
de se mentir à soi même et de mentir à l’autre pour garder vif, à vif, un
couple à la dérive. Le regard qui s’introduit dans l’intimité de ce couple est
génial, parce qu’il assume être tout à la fois dans le voyeurisme et dans l’analyse.
Et c’est parce qu’il accepte ces deux dimensions que Fincher réussit à créer
cette atmosphère malsaine et fascinante: un mélange entre cette sphère privée pleine de sueur, de sentiments brutaux et excitants avec la sphère publique aseptisée et donneuse de leçons.
Et puis le
cadeau, le vrai, c’est qu’une fois ce film vu, il demande à être revu. C’est une
réflexion sur l’image et sa manipulation telle que je n’en avais plus vue depuis Caché. Rien que cette affiche.
Non mais regardez-moi ça, c’est magnifique : les yeux fondus dans le paysage, la
posture de Ben Affleck, et son corps qui se dissout dans l’image comme sur une
chaîne hertzienne. Le film entier joue avec notre regard, et il est permis de
penser que nombre de plans – de flashbacks, de récits heureux ou tragiques qui
sont présentés tout au long du film – sont largement inventés ou fantasmés par les personnages. À la réflexion, l’on en vient à se dire que tout ce que l’on
a vu dans le film est une tension dans un couple, où deux visions d'une même réalité s'affrontent, où nous sommes toujours
dupés, parce que nous nous reposons sur l’image. Comme Zodiac, le film mérite certainement un deuxième visionnage. Je
trouve qu’à la fin, il y a même du Bret Easton Ellis dans la volonté de rompre
avec les codes narratifs, de revenir en arrière dans l’histoire, de donner une
fin absurde à un récit absurde. C’est le même principe que dans le bouquin Les Lois de l’Attraction, une réflexion
sur la perception de la réalité en la déformant, en la caricaturant, en l’analysant
pixel par pixel ; et vient pour finir s'imposer la froideur humaine qui supplante tout, qui sublime
tout, qui se suffit à elle-même. C’est sans doute trop cérébral, mais c’est
vraiment très, très beau.
Gone Girl est certainement un film
imparfait, mais il est foncièrement passionnant. Passionnant, je vous dis.