mardi 10 novembre 2015

L'aire du temps – Héros intemporel, donc putréfié


Spectre, 2015, Sam Mendes




Dans cette note de blog, j’explique en quoi James Bond est un gastéropode hermaphrodite, Léa Seydoux une mauvaise actrice, Spectre l’apothéose d’un cinéma sans culture, sans morale et sans fond qui suppose l'existence d'un amour de la régression. Et comment je prévois de mettre un terme à cette relation masochiste.


Pitch.
C'est le même que celui des 15 derniers épisodes. James Bond seul contre tous, James Bond à Mexico, à Rome, à Ouagadougou, MI6 danger mortel, James Bond trahi, poursuite, pif, re-trahison, ennemi omnipotent et omniscient, bagnole qui va vite, paf-paf, baise, pan-pan, re-baise, placement de produit, pif paf pouf, méchant plan diabolique incompréhensible, raison du méchant d’être méchant totalement stupide, Bond utilise gadget, Bond utilise pistolet, Bond finit au pied-de-biche le bulbe avant du spectateur, pouf, gagné, THE END.


Mieux vaut être homme à paradoxes qu'homme à principes.
Je range la franchise des James Bond dans ce délire cinématographique qui me traverse parfois, inexplicable. Celui qui me fait aimer les jeux Resident Evil, celui qui me fait continuer à regarder The Walking Dead, ce plaisir à la fois coupable et bon enfant qui me fait continuer à regarder Les Avengers et autres films de super-héros. Ce genre de licences exerce sur moi une fascination morbide qui amène le spectateur à voir un film, le détester, voir la suite, en être un peu déçu puis déçu tout court, voir une suite un peu au-dessus, un peu moins stupide et vaine que la précédente, et à la mettre aussitôt sur un piédestal en carton qui justifie le visionnage de ses succédanés, et le cercle reprend ainsi.

J'ai eu ce sentiment exact quand j'ai vu X-Men First Class. Les films précédents étaient tellement mauvais, inintéressants, pathétiques, qu'en voyant ce film, cela a justifié tout mon dur labeur, celui d'avoir enduré tant de scènes moisies, de mises en scène vides. Le fondement de ma fascination pour la franchise qui naissait dans les bas-fonds de mon enfance télévisuelle trouvait enfin sa justification. Elle avait une raison d'être. Mais en prenant de la distance, X-Men First Class était tout juste un film potable. C’était la même histoire que les précédents, racontée avec un peu plus de maturité, un peu plus de perspective, un brin de folie en surplus. Mais c’était le même que les autres. James Bond suit ce même processus d’auto-légitimation déprimant.

Qu’on ne me dise pas que c’est par mépris pour des pans d'une sous-culture ciné que je m’en vais défoncer gaiement la franchise James Bond. J’ai pris assez de coups en soirées, de toutes parts, à m’échiner à défendre que Buffy contre les Vampires est l’une des meilleures séries jamais réalisées. Je continue à adorer le charme désuet d’un bon gros Stephen King. J’ai toujours énormément de sympathie pour les productions bas-de-gammes de Robert Rodriguez, même quand il touche le fond du fond.

James Bond n’est pas mauvais parce que c’est un cinéma accessible. C’est mauvais parce que ce n’est quasiment plus du cinéma.


La franchise.
J'ai toujours regardé les James Bond avec un sourcil relevé, fasciné étant gosse par cette pseudo-violence et le ton railleur de ces Britanniques que je ne comprenais pas. J’en ai d'abord vu des vieux, surtout avec Roger Moore. Puis ceux avec Brosnan. Puis ceux avec Connery. Et puis j’ai revu ceux avec Brosnan. Quand, enfin, j'ai commencé à me rendre à l'évidence et à comprendre que James Bond, malgré sa légende et son entrée au forcing dans ma culture cinématographique, n'était qu'une licence moyenne, voire médiocre, ils ont sorti Casino Royale. J’étais sidéré. Le renouvellement du genre, une esthétique soignée, un ton que je trouvais plus noir et plus glauque. Une espèce de tournant violent dans les années 2000, où la dimension coincée des films passés était jetée aux orties, où le faciès dur de Craig ramenait un peu de réel dans le personnage. Craig que j’ai toujours défendu, à cause d’un malheureux film, Infamous, que j’avais vu avant Casino Royale, une adaptation de De Sang Froid où Craig plante un psychopathe homosexuel et poète vraiment dingue – dans mes souvenirs. Il y était brun, touchant, montrant un visage d’acteur neuf et déjà usé, puissant. Et j'ai vu les deux James Bond suivants. Il paraît que j'ai défendu Skyfall. A posteriori, je dirais que Skyfall doit souffrir de défauts similaires à Spectre, mais savait peut-être encore exercer sur moi ce charme qui m'empêchait de penser James Bond comme un pur nanar. Quoiqu'il en soit, je considère aujourd’hui Quantum of Solace et Skyfall comme plutôt insignifiants. Plus ou moins.

Mais Spectre achève cette chute avec une efficacité hors-pair. Ce film est la démonstration à lui-seul de l'inanité de cette série, de son impossibilité à faire du cinéma autrement que par une bouillie hyper-accessible et sans enjeu. Pire, ce film démontre que même le personnage, en tant que tel, n'a absolument aucun intérêt.

En fait, j’aimerais rentrer dans le détail du film, mais c’est quasiment infaisable tant le film enfonce les portes ouvertes avec une brutalité au sommet de son art. Bond est pensif. Bond est seul. Bond est un homme fêlé. Bond fait à peu près tout et n’importe quoi. Il tringle des femmes de criminels sans aucune raison, il entre dans des soirées secrètes en se présentant comme Mickey Mouse (véridique), il tue des gros Serbes dans des trains, il assène des répliques supposément cinglantes les ¾ du film, il picole un plan sur deux (sans doute pour oublier, lui aussi). Et enchaîne des scènes d’action à gros budget. Et rien, jamais, ne viendra différencier ce film d’un autre. Il ne ressemble à rien, c’est-à-dire à tout.


James Bond ne représente rien ni personne.
Spectre, en cela, relève presque du génie. C'est un film de l'ère de l'économie circulaire. Un recyclage à 100%. Un film avec rien dedans. Pas une réplique, pas un plan, pas une idée n'est originale, inattendue, risquée. Tout relève du prémâché, du rapiécé. Tout y est artificiel, préfabriqué. Les personnages n'ont aucune consistance, puisqu'ils sont interchangeables. Pire, le film se paye le luxe de ne pas utiliser ses (bons) acteurs. Waltz, que j’ai également défendu dans l’indéfendable, est transparent. Le Andrew Scott de Sherlock (qui y était tellement bon) a le rôle d’une huître chaude. Et le reste de la team MI6, Fiennes & cie, est d’une transparence mortelle. Et Léa Seydoux... ¨*soupir* est une actrice qui n'en finit pas de m'exaspérer. Elle absorbe absolument son rôle de James Bond girl caricaturale. Elle fait le job, ou croit le faire. Elle n'est même pas nulle, « she's just not credible as a human being ». Quant à Craig, objectivement, il est... heu... j'allais encore utiliser le mot « insignifiant », mais disons « quelconque » pour varier la mesure

Surtout, ce qui frappe dans ce film, c’est que le personnage de James Bond est un leurre. Plus on essaye de lui donner de l’épaisseur, plus il s’amincit. Il est sans histoire, sans passé, et on s’en balance, en réalité. Le principe du hors-champ au cinéma (et ailleurs) continue à hanter mes rêves paranoïaques, et je suis souvent déçu qu’un réalisateur s’adonne au fait de trop montrer au lieu de  suggérer. Mais pour ce personnage, c’est l’effet inverse : moins on veut nous en montrer, plus ce qu’on finit par montrer est absurde. Son enfance ? Ses sentiments ? Ses traumatismes ? Dieu que je m’en fous : ce personnage est une coquille vide, je ne peux pas, je ne veux pas m’identifier à lui, je ne veux pas le comprendre. Il n’a de toute façon aucune raison d’agir. Il n’agit pas pour le bien ou le mal, ni par cynisme. En fait, je ne peux pas m'identifier à lui parce qu'il n’est même pas vraiment écrit, il n’existe quasiment pas à l’écran. Sa personnalité n'est même plus une caricature, c'est un étendard, une marque de fabrique, il ne représente rien, il ne représente personne, juste un fantasme du passé, et ce ne serait ni triste, ni grave, si ce fantasme pouvait au moins être un peu repeint chaque fois et non recopié.

Je vais prendre un exemple un peu extrême pour illustrer mon propos. Jamais autant qu'ici il ne m'avait paru aussi évident que ce personnage n’a en réalité aucune sexualité. Ce n’est pas un personnage qui est comblé ou frustré. Ce n’est pas un jouisseur ou un cynique. Je pense qu’il n’est même pas sexualisé, pas vraiment. Il semble s’épancher par réflexe, jamais par envie. Il tombe amoureux comme je me brosse les dents. Il le fait sans engagement, sans rien ressentir ou en tout cas sans jamais rien faire ressentir. Il est le comble de l’hétérosexuel qui n’aime pas les femmes. A y réfléchir, c'est ce que le fantasme masculin voudrait que soit le fantasme féminin: une envie irrépressible d'un homme fort, secret, violent, direct, mâle. Encore une fois, les années 70 ont eu leurs heures de gloire, mais le fait que cette logique soit restée strictement la même introduit un vrai décalage pour le spectateur. Je pense vraiment que la scène dans ce film avec Monica Bellucci confine au ridicule. Ils font l’amour sans rien, pour rien. Ce n’est ni drôle, ni vraiment triste, c’est artificiel. Il n’y a aucune tension ni aucun ennui, c’est un plan de masturbation comme si le personnage allait se frotter à un arbre.

Et, je sais bien que c’est une marque de fabrique de la maison, mais la fausse pudeur des James Bond en 2015, putain! On ne montre jamais un nu, jamais une goutte de sang, on n'entend jamais une insulte, c’est insupportable de politiquement correct protestant, de blocage puritain du cinéma, ces gens vivent dans un monde qui n’existe plus. Je sais bien que l’épure peut être considérée comme une qualité, mais ici, c’est même plus de l’épure, c’est de la bigoterie. Ça aussi, ça ajoute au ridicule de la sexualité fantasmée de Bond. En y pensant, il ne fait pas l'amour, le spectateur fantasme qu'il le fasse. Ce qui renvoie encore au fait que Bond ne peut être réellement sexualisé. Il m’a vraiment semblé qu’on était dans la tartufferie la plus stupide – baiser en permanence en hors-champ, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire d’une réalisation, et du message que l’on veut faire passer ? Que c'est bien? Que c'est mal? Sans doute que c'est mal, j'imagine. Le pire, c’est qu’à mon avis, ce n’est même plus de l'ordre du malicieux, c’est désormais un impensé. A posteriori, je me dis que ce film est un anti-Vice-Versa: Spectre est un film qui semble être pour les adultes mais qui est en fait un film pour enfants. Et pas dans le sens noble et miyazakien du terme. Plutôt un film de la régression.


L’acte et l’intention
D’aucuns me diront, et me l’ont déjà dit depuis les deux jours que je passe à me plaindre depuis que j’ai vu ce film, que je devrais m’y attendre, qu’on va voir un James Bond pour ça, pour de l’action, pas pour un scénario, voilà, sinon j'ai qu'à aller voir un film d'auteur roumain. D'accord. Well. Nobody's perfect. Car comme annoncé en introduction, j'aime mon plaisir coupable. Il peut me décevoir, me déplaire, me rendre hystérique, mais je veux au moins voir un film. Là, ce n’est même pas du cinéma, c'est un téléfilm France 2 à gros budget. C’est un copier-coller honteux et distrayant. C’est le niveau zéro d’Hollywood, et on a le droit d’attendre, même d’un James Bond, un brin d'inventivité. Je demande pas un putain de Citizen Kane, je demande juste un film. Comme Die Hard 1 n'est pas le même que Die Hard III. Voilà, c'est tout, je veux juste un film, et pour que ce soit un film ayant son identité propre, il faut que ce soit un autre film que le précédent.

Ce film est le même que tous les autres, et pour une raison simple, il n’a même pas de scénario. Je m’étais fait la réflexion que je n’arrivais pas à suivre les scénarios des derniers James Bond. Complexes, touffus, j'étais largué. Et là, j’ai essayé, j’ai vraiment essayé. Mais il n'y a aucun putain de scénario. Rien n’est expliqué, tout s’enchaîne comme dans un roman pour analphabètes. Le mec se jette dans la gueule du loup, on ne sait pas pourquoi. Le méchant le tue pas, on ne sait pas pourquoi. Il se barre sans tuer le méchant, on ne sait pas pourquoi. Toutes les ficelles du scénario ne sont qu’un prétexte à des scènes d’action mal amenées. On dirait qu’ils ont un catalogue et qu’ils cochent au fil des films : « alors, Jean-Louis, la poursuite en Jet ski, c’est fait. La poursuite en hélicoptère, c’est fait. La poursuite en deltaplane, c’est fait. Une idée? La poursuite en kitesurf ? Banco ». A certains moments, on est quasiment au niveau de The Expendables tellement c’est misérable. Chaque réplique est d’une vacuité et d’un manque d’originalité à tomber, certains de leurs dialogues sont d’un rance absolu, on enchaîne des poncifs vaguement remaniés, sans s’impliquer. Le réalisateur n’a d’ailleurs rien à dire : ni sur l’homme, ni sur la femme, ni sur la politique, ni sur l’action, rien. 

Maintenant que j'y pense, je sais pourquoi j'ai défendu Skyfall en son temps. Parce que Sam Mendès était un réalisateur que j'aimais, bien que moins talentueux ces dernières années, et je pense que c'était par loyauté. Il s'efface ici totalement derrière la production du film. Je ne sais même pas quoi en dire tant sa présence est dispensable à la réalisation du film. Il ne marque rien de sa patte ou de son talent. Il produit un divertissement passe-partout, un héros ni aimable, ni détestable.

Mendès ne parvient rien à dire sur son temps. Le cadre géopolitique est complètement absent du film (et ça me fait hurler d’entendre l’inverse dans les médias) : aucune mention d’un conflit en cours ou similaire, aucune réflexion sur le contexte politique décrit, aucune réflexion bien sûr sur le rapport politique au monde de la Grande Bretagne. Le message politique opère la prouesse d’être à la fois inexistant et détestable (une pseudo-morale sur la surveillance généralisée en disant que le MI6 va nous en protéger, on croit vraiment rêver).  Bond incarne un héros mondial qui paradoxalement, ne peut plaire à personne puisqu'indifférencié. Même chose pour l'histoire, elle ne peut vraiment plaire ni déplaire, elle est un magma conformiste qui répond à une logique de production globale plus qu'à une logique créative ancrée dans un imaginaire et une culture. Étonnamment, dans un monde qui semble en tension, James Bond incarne une absolue détente, une absence de gravité. 

Politiquement, c'est absolument vide. Si Bond était comme on peut le lire le héros conservateur ou réactionnaire, il aurait une chair. Si au contraire comme je l'ai aussi lu, l'histoire était vraiment révolutionnaire, elle aurait une colonne vertébrale. Mais le film et son personnage sont juste mollement, vaguement confinés à « l’aire » du temps, faits prisonniers par elle. Spectre incarne les limites d’un cinéma façonné pour toutes les cultures, toutes les salles de ciné de la planète, et qui vise le milliard de recettes. Le film n’a plus rien à dire parce que dans cette aire de jeu-là, ce terrain sans limites, il ne peut de toute manière rien nous dire. 


Ceux qui restent et ceux qui partent
Alors que reste-t-il de ce film ? Bah, je dirais que c'est un James Bond des années 70. Et pas un bon. Un film au scénario bidon, sans trame, sans idées, sans sursaut d'émotions. Oui, on en sort la tête vidée, non, on ne s’ennuie pas vraiment, oui, l’esthétique du film est belle et certaines scènes d’action réussies. Et pour un budget de 300 millions de dollars, heureusement bordel. Ce n’est pas de forme, c’est d’âme dont Spectre manque de la première à la dernière seconde. Il ne bouge plus que par l’auto-référencement, le fait de survivre sur son propre passé (l’utilisation permanente de personnages récurrents  - les Q, les M, les Moneypenny - comme le font d'ailleurs toutes les autres franchises à la Batman, Star Wars, etc.), par ses films passés (le film tente laidement de se justifier en se prétendant le climax des 3 films précédents). Il dévore ses acteurs, il dévore son scénario, il dévore ses spectateurs. Spectre est un blockbuster bête et gentil qui me fait péter un câble. On dira que j’y allais pour de mauvaises raisons ou que tous les James Bond sont ainsi. Mais je ne sais pas, ce film a franchi une barrière. C’est le cadavre de James Bond qu’on expose là, un héros perdu en dehors de son temps, incapable de se réinventer, incapable d’être autre chose qu’un bourrin décérébré dans un film gentillet et intemporel.

Il est l’inverse du cinéma, il est l’inverse de la créativité et de l’art. Tout le monde ne doit pas être Kubrick, mais tout le monde devrait essayer de montrer quelque chose au cinéma, même si c’est raté, imparfait. Spectre remplit tout son cahier des charges mais ne montre rien, ne propose aucune perspective. Ce n’est même pas un film raté, c’est même plutôt de bonne facture en purs termes d’action, mais c’est un film sans point de vue, et donc un film sans cinéma. En fait, c’est le pire de ce film : il ne pêche pas tant par ses défauts – mais par son vide. Comment juger une page blanche ?

Je suis extrêmement cruel avec ce film qui ne mérite sans doute pas de mise au pilori, ou pas plus qu’un autre. Mais c’est qu’il a été pour moi le tardif révélateur de ce qu’est cette franchise : un machin anti-cinéma. Il a réussi à me faire repenser Casino Royale, et à me dire que, Eva Green mise à part, nous étions toujours pris, avions toujours été pris, dans ce flot interminable de recyclage industriel.

Comme dirait l’autre, « un film efficace, distrayant, auquel on ne demande rien d’autre ». Personnellement, je crois que je ne demanderais à cette franchise plus rien du tout d’ailleurs.

lundi 3 août 2015

Vice-Versa – L’hémorragie de tes désirs

Vice-Versa, Pixar, 2015.


Pitch.
5 sentiments/personnages gèrent le cerveau d’une Américaine de 11 ans.

Le Pari Pixar
Pixar est un studio respectable : pour ses échecs, ses choix audacieux, ses options tantôt faciles, tantôt suicidaires. Pixar est un studio qui ne peut pas être comparé avec ses « pairs » : même dans l’échec, il ne tombe jamais totalement dans les arcanes du film « pour enfants » tel que je l’ai perçu chaque fois que je l’ai vu ces dernières années – chez Dreamworks, chez les connards qui n'ont pas de nom de L’Âge de Glace, tout ça tout ça. J’ai un souvenir particulièrement désagréable du moment où j’ai vu dans un cinéma pathétique de Vannes quand j’étais animateur enfants, l’indescriptible, l’immonde Kung Fu Panda, film suave, dégoulinant, mal agencé, qui en venait à devenir agaçant à ses propres yeux. Tout y était médiocre, attendu, suintant le politiquement correct et la vanne millimétrée : l’aseptisation enfantine au dernier degré – pour faire rire le gosse de 8 ans, mais le film d’été qui réjouirait aussi Papa et Maman – faut pas déconner non plus, et les conforteraient dans l’idée qu’un enfant n’a besoin que d’une chose : du sur-mesure bien cadré et bien débile.

Pixar, même dans ses plus lourds échecs, fait un pari souvent – toujours ? – plus audacieux que ses concurrents : celui de s’attacher à des parties plus sombres de l’enfance, à son subconscient et ses non-dits. En cela, ils sont les cousins lointains de Miyazaki et des studios Ghibli : dans l’innocence, le fantastique ou le réalisme, on vient questionner la part sombre de l’enfance et donc la part sombre de l’âge adulte. Je les laisserai tout de même séparés, puisque là où Ghibli pour viser la poésie (j’allais dire la « poétique », je lis trop les Inrockuptibles) choisit souvent la lenteur, le fantasme de la nature et le gigantesque, Pixar opte toujours pour la route de l’humour – et aussi d’une certaine facilité, celle de faire des histoires à « péripéties », où courses-poursuites et retournements de situations s’enchaînent sans fin, ce qui d'un point de vue général devrait avoir le don de me gaver sévère. Sauf que dans Toy Story 3, Wall-E ou Monstres & Cie, c’est virtuose, et parfois davantage. Pour faire justice à Pixar, j'ajoute que les 5 premières minutes de Là-Haut contredisent tout ce que je viens de dire, en proposant le prologue le plus poétique et le plus déprimant de l’histoire du cinéma d’animation grand public (cela étant, j’ai pas surkiffé le reste du film, bref, c’est comme ça, la vie, la vraie, Auchan).

Parier ou ne pas rire
Vice-Versa est vraiment un putain de bon film. Il correspond à tout ça : la poésie, l'humour, le profond. En explorant les tréfonds du cerveau d’une gamine, Pixar fait un tour de force à tomber par terre. On reste – en apparence – dans du très accessible : c’est à mourir de rire – littéralement, c’est bien fait, y’a peu de temps de respiration, y’a une véritable efficacité à la réalisation. Du très bon, très facile en un sens. On a 5 personnages bien démarqués, personnalités hyper classiques, à la limite du caricatural. Mais c’est drôle, ça fonctionne. Les vannes passent, les premières idées de réalisation sont ultra-convaincantes (rien que l’utilisation du Train of Thought…). On sent à la fois une forme de facilité dans certains choix (la Colère est colérique, la Peur a très peur...), et le début d’un pari assez casse-gueule. Il faut accepter de suivre la métaphore à l’intérieur du cerveau de Riley, la petite fille, et sa vie extérieure somme toute assez simple (aime le sport, l’école, mais déménage, fusha, fusha, fusha). Mais rien que ça c’est dingue : créer l’imaginaire le plus barré qui soit sur la banalité, sur une histoire finalement complètement random. Bref, ça me sidère que ce genre de paris soient encore fait pour un film à 200 millions de dollars de budget. 

Une fois la surprise du départ passée, en vient une autre. Puis une autre. Puis une autre. Et ça ne s’arrête jamais. Le film est un concentré invraisemblable de créativité et de profondeur, d’utilisation du très simple pour montrer l’enfoui : les personnages évoluant dans le cerveau de Riley passent par les zones de mémoire à long terme, de l’imaginaire, des pensées abstraites, du subconscient. Chaque fois, la mise en scène est une claque dans la gueule, on ajoute des interprétations du fonctionnement cérébral à des réflexions mordantes et souvent pliantes sur l’âme humaine. Pixar utilise tous les clichés sur le traumatisme, l’oubli, la construction de la personnalité, et les retourne pour en faire un enjeu de cinéma, un enjeu d’humour surtout. Parce que ce film est vraiment profondément drôle. Je dois même dire que je me suis pas marré au cinéma comme ça depuis longtemps  (nan, en fait je mens, ça fait depuis Birdman, mais je trouve que c’est tellement rare de bien se marrer au cinoche qu’il faut un peu forcer le trait). La moitié du film, planté sur ma gueule était un énorme smile, quand ce n’était pas des éclats de rires partagés avec mes voisins. 

Les larmes
Parce que l’autre moitié du film, j’étais au bord des larmes. Au bord des larmes, j’vous dis. Au moins 5 ou 6 fois dans le film, en traitant des thématiques de la perte, de la croissance, de la dépression infantile, le film vient vous bouffer les tripes et vous remettre la tronche dans votre enfance perdue. Il le fait avec beaucoup de délicatesse et de sensibilité, mais néanmoins avec une violence certaine. La perte des amis, d’une certaine forme d’innocence, tout ça est très bien fait. Mieux ! Jamais le film ne tombe dans le genre de conneries qu’on entend en permanence (surtout sur les réseaux sociaux, assez souvent de la part de jeunes mères/pères de famille analphabètes, parfois adeptes de la peine de mort et de la défense des chatons maltraités) : « c’est tellement heureux un enfant, il a le sourire d’un p’tit ange ». Au contraire, le film ne nie jamais la part nostalgique de l’enfance, sa dimension en apesanteur qui s’arrête progressivement ou brutalement à mesure que l’on grandit. Il traite directement de la fin de l’innocence, qui devient prise avec une nouvelle forme du réel, une nouvelle forme de rapport au monde. Riley pète un câble après une perte, et elle fait ce que – personnellement – j’ai dû faire un million de fois entre mes 8 et mes 22 ans (oui, je suis assez lent comme garçon) : fantasmer sans réflexions sur la fuite (la sienne), sur l’anéantissement du réel, sur une certaine pulsion de mort en un sens. Et là encore, le film accompagne cette évolution avec beaucoup de tendresse, avec humour, et avec des moments absolument déchirants. Il y avait un moment dans le film où à chaque fois que Tristesse prenait la parole, j’avais envie de fondre en larmes avec elle. Le film est très émotionnel, et je n’en divulguerai pas la fin. D’aucuns y voient l’annonce d’un second opus : je pense que ces gens sont des imbéciles (pardon, j’suis un peu rugueux aujourd’hui). La fin est une fin parfaitement valable, parfaitement maîtrisée, parfaitement ouverte. Elle n’est absolument pas là pour annoncer sa suite, elle est là pour clore le récit, et de la plus belle des manières. Film de dingue.

Attention : film pour adultes. Ou pour enfants. 

À chaque fois que je pense à certains défauts de ce film, je me dis : « oui, mais c’est un film pour enfants… ». Alors, oui, c’est un (tout petit) peu simpliste, les émotions ne se résumant pas à cinq concepts. Oui, c’est un brin classique dans le fond, avec une histoire simple sur la famille américaine, sur l’enfance, sur le début de l’adolescence. Quand je pense à certaines de ses qualités, je me dis : « oui, mais c’est pas un film pour enfants ». C’est dur, c’est profond, c’est parfois déprimant, c’est assez brillant – sans doute trop pour les plus petits – dans son propos. Ça va même loin dans l’interprétation de ce qu’est la tristesse dans la vie quotidienne, je trouve que le film est ici au contraire plutôt politiquement incorrect, puisqu’en en faisant en définitive la pulsion de vie finale, contre la joie artificielle. En cela, Vice-versa aurait les armes pour être considéré au rang de certains Miyazaki. Peut-être pas des tous meilleurs, mais pas loin. Un truc inclassable, un pari vraiment barré, qui fourmille de références cinématographiques, littéraires, un OVNI dans la chaleur, un gros blockbuster qui tâche et fait le plus gros démarrage depuis Avatar, une bulle d’enfance perdue, une réflexion sur le temps, sur le mal-être, sur la force du rire et la puissance plus grande encore de nos larmes.