mercredi 13 novembre 2013

Unsere Mütter, Unsere Väter - A l'Est, Rien de Nouveau

Unsere Mütter, Unsere Väter, Philipp Kadelbach, 2013.

Pitch et plot.
1941. Ils étaient cinq. Cinq Allemands à la fleur de l'âge, plein de rêves, avant la vie presque, rendus fous par l'effervescence nationaliste, emportés par les circonstances folles du nazisme et de la guerre. Trois partent sur le front de l'Est ; deux restent à Berlin. Au début, ils étaient cinq.
 
L'origine.
Unsere Mütter, Unsere Väter est une production de la chaîne publique allemande ZDF, diffusée en 2013. Trois épisodes de 1h30 chacun, conçus comme un téléfilm, réalisés comme un vrai film. Le titre se traduit par : « nos Mères, nos Pères ». Les Français et les anglophones ont cru bon de le traduire par « Generation War », ce qui pourrait se justifier, mais déjà dénature le sens de cette fable. Le film montre, et c'est tout l'enjeu, l'histoire de Nos Mères, et de Nos Pères pendant la Seconde Guerre Mondiale. De nos Mères et nos Pères allemands, bien sûr. Mais aussi de nos Parents anglais, français, européens, surtout. La Seconde Guerre Mondiale (et non pas la Deuxième, puisque Seconde est l'optimisme qui permet de construire le fait que ce fut la dernière) justement, que l'on a vue, revue, re-revue, explorée, disséquée, au cinéma. Par le très sérieux, par le potache, par le tragique, par l'héroïsme, par le tire-larmes. Du point de vue américain, français, anglais, parfois polonais, russe ou ukrainien. Presque jamais du point de vue allemand. Et c'est de ce nécessaire point de vue que part ces trois épisodes qui constituent une œuvre complète de 4h30.

La réal'.
Production publique allemande, qui ne fait pourtant pas avec des milles et des cents, la réalisation des trois épisodes est de très bonne facture. Emmené caméra à l'épaule, le film – oui, désormais, je ferai référence à ces trois épisodes comme à un seul – s'articule comme une plongée au cœur de l'Allemagne nazie, nous emmène des beaux quartiers de Berlin au froid de la Russie soviétique, de l'Ukraine torturée à la Pologne résistante. La caméra bouge beaucoup, les scènes de combat, en particulier, sont extrêmement impressionnantes. Je l'ai vu dans de très bonnes conditions, certes, mais il est évident que le souffle de la peur, les balles qui fusent, les tirs de mortier, la terreur, la survie, sont très bien rendus à l'écran. Les cinq acteurs sont forts. Très forts. Leurs rêves, leurs doutes, leurs réflexions, sont parfaitement amenés, questionnés, progressivement déchiquetés par le récit. La reconstitution historique est propre, du décor urbain au vide rural. On se doit d'observer une certaine perte de vitesse de la dernière partie du film, qui patauge un peu dans ses ambitions de fresque cinématographique. En fait, c'est aussi le moment où le spectateur se rend compte que ce film fut conçu d'abord comme un téléfilm, alors qu'il devrait être, il faudrait qu'il soit tellement plus. Mais ce n'est pas dramatique. Le caractère très académique de la réalisation, que l'on ne perçoit vraiment que dans sa dernière heure, est bien pardonné par l'enjeu politique qui la sous-tend.

La narration.
Wilhelm est chef de brigade. Il est le nazi qui ne l'est pas ; il est simple soldat, il est Allemand. Il part déjà plein de doutes, et emprunte le chemin de l'Humanité par la folie. Humain mais sanguinaire, juste mais injuste, soldat mais civil. De soldat de la Wehrmacht, il devient simple victime de la guerre. Son frère, Friedhelm, fait le chemin inverse. Il part enfant, rutilant, pleutre, sans boussole, et devient un nazi par défaut, cynique, atroce, massacreur sans vergogne, et pourtant lucide sur son rôle, sa place, son mal. "Les deux partent en héros, et reviennent en criminels". L'un déserte, l'autre pas, et pourtant, les deux perdent, et perdent tout. Leur humanité, leurs rêves, leurs êtres. Ils montrent ce qu'est le nazisme, pour l'Allemagne et pour le Monde, une tragédie complète, un échec inéluctable, une idée qui, et c'est que le film est fondamental, est non seulement destructrice, mais bien aussi autodestructrice. Autodestructrice parce que d'abord, ou plutôt aussi, destructrice de l'Allemagne. Allemagne incarnée par Viktor, le juif allemand de la bande, celui qui perd tout, son identité, sa vie, ses racines, et tente de s'en relever. Charlotte, nationaliste convaincue, devient infirmière sur le front de l'Est, devient femme, perd progressivement son humanité, et tente, jusqu'à la fin, de redevenir humaine. Greta, la chanteuse qui trahit malgré elle, et reste la plus atroce des représentations du nazisme, celle qui se bouche le nez, celle qui comprend trop tard, celle qui se révolte sans intention, sans ambition. Le croisement de ces destins, que le film raconte comme étant véridique, génère parfois l'agacement, tant l'ambition fictionnelle semble avoir prise sur le récit. Mais ce qu'il dit de l'Allemagne est réellement beau. Par cinq personnages qui sont à la fois bourreaux et victimes.

Nos Sœurs et nos Frères Allemands.
C'est drôle, en terminant le film, j'étais tellement emballé, que je voulais en mettre une photo sur ma page Facebook. Et puis, je me disais à la réflexion que ce serait mettre des personnages nazis en photo de couverture. Et bim ! Je me rendais compte du flot d'ambiguïté qui accompagnait le film, et qui accompagne sa réception. Ce film est profondément dérangeant parce qu'il nous montre le nazisme de l'intérieur, parce qu'il l'humanise, parce qu'il en explique l'origine, parce qu'il en comprend les causes. Quelle horreur existentielle que de se voir forcer à comprendre l'origine du nazisme ! Quelle difficulté que de s'attacher à des femmes et des hommes, et non à observer des monstres ! Mais oui, tous ces personnages, que j'ai suivis, que j'ai aimés, pour lesquels j'ai tremblé, aucun ou presque, hormis Viktor pour des raisons évidentes, n'a remis en question fondamentalement l'idéologie nazie - ou si, parfois, certains, ont dénoncé ses conséquences, mais comme n'importe quel mutin dans n'importe quelle guerre. Ce film est un antidote à la réponse trop facile au nazisme, à sa « monstrification ». Au « Le nazisme est atroce parce que monstrueux », le film répond que « Le nazisme est atroce justement parce qu'il est humain ». Il était le fruit de malades, oui, il était le fruit de fanatiques, oui, mais il était aussi, et peut-être surtout, le fruit de gens simples, de gens de bonne volonté (oui, je sais, ça casse pas non plus des briques, Hannah Arendt was here - mais je trouve que c'est foncièrement pertinent de le dire, de le redire). Quelle horreur. C'est ce que raconte ce film. Il montre ce qu'ont été nos sœurs et nos frères allemands. Ce que certains d'entre nous ont été. Ce que certains risquent encore de devenir.

La limite.
Le problème du film, c'est précisément cette honnêteté intellectuelle sur l'Allemagne. C'est cette capacité incroyable qu'ont les Allemands à regarder leur propre passé dans les yeux, à le condamner en l'expliquant, à l'expliquer en le condamnant. À montrer que oui, une Allemande, même intelligente, belle à pleurer, idéaliste, a dénoncé des juifs pendant le nazisme. À montrer que oui, un Allemand, même un homme bon, même un soldat en proie au doute, même un être questionnant sérieusement la « Victoire Finale »  fanatique du Troisième Reich, a tué des innocents, a massacré des « partisans ». Ce film est dur, parce que ce qu'il dit sur l'Allemagne, et en fait, sur l'Europe entière, est vrai. Sur la guerre, sur le nazisme, sur le fascisme, sur le nationalisme. Sur son infiltration dans les têtes, sur son influence sur les décisions, sur sa folie banale. Dans une certaine mesure, il abonde totalement dans le sens de la théorie qui fait du nazisme non pas un phénomène allemand mais un phénomène européen.
Mais ensuite vient un « trop plein » d'honnêteté. Par souci de réalisme, le film montre, aussi, des Polonais résistants (et des paysans) extrêmement antisémites. Des Soviétiques qui arrivent comme des tueurs sanguinaires. Des Ukrainiens pas toujours opposés à l'occupation nazie. Alors là, ce qui est dur, c'est que dans le fond, je pense qu'on ne peut presque rien reprocher au film. On connait Katyn, on connait l'horreur sans et après le nazisme, on connait la collaboration de nombre de responsables des pays envahis. Mais c'est dur de voir les Allemands le dire. Et on ne sait pas pourquoi. Comme si le crime nazi, même regardé avec calme, lucidité, et condamnation, leur ôtait le droit de montrer la collaboration de certains Etats occupés ; de douter du caractère fraternel des Soviétiques arrivés en terre slave ; de condamner l'antisémitisme et le racisme latents de nombre d'Etats de l'Est (et de l'Ouest, évidemment, mais qui n'est pas au centre du film), et qui s'incarneront bien souvent, après la fin de la Guerre. Cela me fait penser à cette blague atroce qu'un juif polonais m'a raconté, il y a quelques mois, lors d'un débat européen.

« Deux juifs polonais discutent, dans les années 1970. L'un est riche comme Crésus, l'autre extrêmement pauvre. Le second dit au premier:
- Mais comment fais-tu pour vivre aussi bien ?
Et le premier de répondre :
- C'est simple : je fais chanter les gens qui m'ont caché pendant la dernière guerre ».

La conclusion du film, c'est tout de même un sentiment de malaise. Le génie du film est de nous conférer de la compassion pour le fait que les premières victimes du nazisme étaient allemandes. Pour le fait qu'un soldat, nazi ou pas, reste un soldat. Attachant. Pour le fait qu'une femme, nazie ou pas, reste femme. Attachante. Que c'est difficile de le constater. Que c'est difficile à accepter.

Oeuvre.
Unsere Mütter, Unsere Väter fait œuvre de salubrité publique. C'est la première fois, à ma connaissance, que la Seconde Guerre mondiale est traitée du point de vue germanique avec autant de force et d'intérêt. C'est drôle, c'est le "A l'Ouest, Rien de Nouveau" de la Seconde Guerre Mondiale. C'est une œuvre expiatoire. On pourra lui reprocher une certaine ambiguïté sur le nationalisme allemand (il faut dire qu'on est vraiment pas habitué à voir un film qui ne dit pas, ne souligne pas, ne surligne pas mille fois que Nazi/Allemand/t'façonc'estpareil = vilain qui dit beaucoup "schnel, schnel") ; on pourra éventuellement s'indigner de ses considérations (pourtant, objectivement réelles) sur la Russie soviétique ; on pourra, peut-être, s'embarrasser de la place relativement peu importante qu'il laisse à la Shoah. Mais Dieu, que ce film est honnête, que son objectif est intéressant, que sa focale est dérangeante, que cette capacité à regarder au fond de l'abîme, à dévisager le nazisme, à montrer son abominable humanité et son absence totale d'humanisme, que tout ceci est vrai ! Que cette œuvre est fondamentale ! Et combien comprendre cette œuvre est nécessaire.